« Entourer les personnes souffrant de solitude est une option plus humaine que l’injection létale »

Publié le 3 Déc, 2019

En Belgique, l’euthanasie est dépénalisée depuis 2002. Après 17 ans (cf. 15 ans après la loi sur l’euthanasie en Belgique: perspectives critiques), stigmatisation de l’objection de conscience, paternalisme mortifère à l’égard des patients « éligibles », mais aussi quête du sens de la vie sont quelques-uns des grands enjeux de la fin de vie dans ce pays. Benoît Beuselinck est professeur et médecin oncologue, il a contribué au livre Euthanasie, l’envers du décor[1], il revient pour Gènéthique sur l’importance de la vie jusqu’au bout.

 

Gènéthique : La mort peut-elle être considérée comme un droit des patients ?

Benoit Beuselinck : Est-ce que nous avons « droit à la mort » ? Il s’agit d’une question très difficile. Elle est d’ailleurs plutôt d’ordre philosophique ou juridique. Mais je vais essayer d’y répondre en tant que médecin.

Avons-nous « droit à la vie » avant d’être né ? La vie nous est « tombée dessus » d’une certaine façon : nous ne choisissons pas de naitre. Par contre, il y a un droit à la vie dès que nous sommes nés. Et même avant, dès notre conception.

Une fois nés, avons-nous « droit à la mort » ? Pouvons-nous décider du moment de notre mort ? D’un point de vue théorique, nous pourrions dire que la mort est « quelque chose qui nous tombera dessus un jour, tout comme la vie nous est tombée dessus un jour », à cette différence près que nous ne sommes plus dans un « état préconceptionnel », nous sommes au monde et donc conscients. Cependant, le fait de choisir de mourir se heurte depuis toujours et dans de nombreuses sociétés au tabou du suicide et du meurtre. En effet, le « droit total » à décider le moment de sa mort implique soit le meurtre soit le suicide. Dans les deux cas, il s’agit d’induire activement la mort.

Par contre, je suis convaincu, et cela est heureusement devenu une pratique médicale courante, que le malade a le droit de décider, dans certaines circonstances, de « laisser la mort venir ». Quand une maladie affaiblit un patient et le mène petit à petit vers la mort naturelle, il a certainement le droit de décider quel traitement il va suivre. Il a le droit de refuser les soins lorsqu’ils s’apparentent à de l’acharnement thérapeutique. Ce refus semble même la décision la plus juste et la plus sage. A l’issue d’une longue maladie qui mène la personne à une plus grande faiblesse et dépendance, lorsque ses fonctions vitales sont entravées, la mort sera même attendue comme un soulagement.

Aussi, ce qui est important, à mon avis, c’est de bien faire la distinction entre « induire la mort » et la « laisser venir ». Défendre  la vie ne veut pas seulement dire qu’il faut maintenir les personnes malades le plus longtemps possible en vie dans des circonstances pénibles… Elle implique aussi le refus de tout traitement exagéré, disproportionné à l’état actuel du patient. Et bien sûr, la décision de poursuivre certains traitements raisonnables et d’arrêter certains traitements inutiles ne doit pas être prise par le médecin seul, mais au terme d’une discussion ouverte avec le malade qui aura préalablement été bien informé.

 

G : A partir de votre expérience, en quoi la mort peut-elle être ce qui ultimement donne sens à la vie ?

BB : Il serait possible de développer de nombreuses idées autour de ce thème : je pense à ceux qui donnent leur vie pour défendre ou sauver celle de quelqu’un d’autre, ou pour une cause importante… Il me semble que la mort, inéluctable, peut justement nous aider à bien vivre le moment présent et à être reconnaissant pour le magnifique cadeau qui nous est offert par elle. En effet, se rendre compte que notre vie est finie, peut nous stimuler à bien l’utiliser, à bien en profiter.

La mort, la souffrance en général, nous aident aussi à prendre conscience de notre fragilité. La fragilité semble opposée à une idée superficielle de la dignité et de l’autonomie. Mais il devient de plus en plus clair que prendre conscience de notre fragilité peut aussi être une force. Elle peut par exemple nous prémunir des burnouts qui arrivent quand nous négligeons nos limites. Se rendre compte de nos fragilités notamment à travers la maladie, à travers l’idée de la mort qui signe notre finitude, nous invite à prendre soin de nous-même, à prendre soin des autres, à nous laisser soigner,  permet de prendre conscience des nouvelles richesses qui nous habitent.

Par contre, considérer le choix actif de la mort comme l’acte ultime qui donnerait sens à notre vie, parce que nous « la maitrisons ainsi jusqu’au bout », ne me semble pas être ce qui nous permette de grandir en humanité. Au contraire, il s’agit de l’espoir vain d’une actualisation de notre liberté qui en fait l’anéantit et détruit notre autonomie parce qu’elle enferme la personne dans le désespoir.

 

G : Est-ce que choisir sa mort peut être un acte d’ultime liberté ?

BB : Je pense que les malades ont le droit de décider de commun accord avec l’équipe soignant quels sont les traitements qui seront encore appliqués tenant compte de leur maladie, des résultats à espérer, des effets secondaires à prévoir et de leur état général.

Une personne âgée résidant dans une maison de retraite a le droit de refuser d’aller à l’hôpital quand elle tombe malade. Il ne faut pas à tout prix soigner chaque pneumonie. Car si les médecins soignent toutes les complications qu’ils peuvent soigner, les malades finiront par souffrir de complications que nous ne sommes pas capables de traiter. C’est pourquoi la demande d’euthanasie surgit plus fréquemment dans un contexte d’acharnement thérapeutique, et je comprends la détresse sous-jacente à cette demande.

Il me semble qu’il s’agit de la seule conséquence positive de la loi autorisant l’euthanasie : dans la relation médecin-patient, la mort est devenue moins un tabou. Autrefois, le médecin n’osait pas toujours annoncer le pire. Maintenant, c’est le malade qui évoque la question. Cela peut mener à des discussions plus ouvertes sur les possibilités et les limites thérapeutiques et à la mise en place de plans thérapeutiques plus raisonnables.

Par contre, l’acte ultime de la liberté ne peut pas être, à mon avis, un acte qui anéantit cette liberté. Je pense qu’il faut plutôt choisir les actes qui font encore grandir notre humanité dans et même grâce à ces circonstances difficiles.

 

G : Que faire quand la souffrance devient insupportable ?

BB : Il faut faire la différence entre souffrance physique et souffrance psychique. Pour cette dernière, subjective par définition, il est difficile de déterminer quand elle devient insupportable. Les psychiatres en discutent longuement. De plus, même si elle était insupportable, elle peut toujours être réversible. C’est même bien souvent le cas. Dans les cas de dépressions graves d’adolescents par exemple, des patients guérissent complètement. Une dame nous a appelés il y a quelques mois pour nous dire qu’elle était très contente parce que l’euthanasie n’existait pas il y a trente ans. En effet, elle avait beaucoup souffert de dépression et elle aurait certainement demandé l’euthanasie si cela avait été possible. Mais elle a fini par accepter et vivre avec sa maladie, et elle est très contente des années de vie qui se sont écoulées depuis lors.

La souffrance physique est plus objective et peut en effet devenir insupportable. Je pense aux douleurs réfractaires aux thérapies antalgiques, les crises d’épilepsies difficiles à contrôler, l’asphyxie, les troubles neurologiques menant à des fausses routes à répétition dans la déglutition, l’obstruction intestinale réfractaire… Non seulement, ces symptômes sont parfaitement objectivables, mais ils sont aussi en général irréversibles quand la maladie sous-jacente est déjà bien avancée. Autrement dit, ces symptômes ne vont plus s’améliorer et vont persister jusqu’à la mort. Ils en seront même bien souvent la cause. Quand il n’y a plus moyen de faire reculer la maladie avec des traitements dirigés, et quand les traitements de support n’aident plus, il faut soulager, sachant que ces moyens peuvent contribuer à raccourcir la vie, mais sans jamais l’induire. Dans l’euthanasie, c’est l’induction directe de la mort qui est choisie comme solution, et c’est cela la grande différence.

 

G : Comment redonner des raisons de vivre à ceux qui demandent l’euthanasie ?

BB : Cela dépend des raisons invoquées pour demander l’euthanasie. Même dans le cas de maladies physiques telles que le cancer, ces raisons sont bien souvent d’ordre psychologique ou spirituel et non pas d’ordre physique. En fait, les souffrances aigues d’ordre physique, telles que les douleurs, l’asphyxie… peuvent être soulagées par des moyens médicaux. Si ces souffrances sont réfractaires au traitement médical, une sédation palliative peut-être mise en route. Par contre, les souffrances d’ordre psychologique ou spirituel ne peuvent pas être soulagées par des médicaments. Parmi ces souffrances on peut nommer :

  • La peur de la souffrance future. Le malade ne souffre pas encore physiquement, mais il a peur de la dégradation de son état à l’avenir. Il convient alors de le rassurer : les médecins feront tous ce qu’ils pourront pour alléger cette souffrance en évitant à tout prix l’acharnement thérapeutique. Parfois les malades ont simplement peur de finir leur vie « comme un légume » branché à une machine. Il convient d’expliquer que le médecin n’appliquera aucun traitement qui n’aura pas de sens.
  • La peur de la perte d’autonomie et la peur de dépendre des autres, d’être à leur charge. Il convient alors de rappeler que la perte d’autonomie ne veut pas dire perte de dignité. Il y a bien d’autres moments de la vie où nous dépendons des autres, par exemple pendant l’enfance ou lors de maladies ou après un accident. Il faut expliquer que le fait de prendre soin des autres fait du bien autant à celui qui prend en charge qu’à celui qui bénéficie des soins. Plutôt qu’un handicap ou une « diminution », il s’agit d’une nouvelle opportunité de croissance dans la vie, une croissance en qualité de relation. Bien des couples ont commencé à vraiment s’aimer quand la maladie est arrivée.
  • La tristesse de ne plus pouvoir exercer ses activités préférées. Il convient alors de montrer qu’on ne doit pas regarder ce que l’on ne sait plus faire, mais ce que l’on peut encore faire. Il arrive que la maladie permette justement de reprendre le fil d’un passe-temps oublié depuis trop longtemps. Régulièrement, je conseille aux malades de mettre de l’ordre dans leurs photos afin qu’ils se souviennent des beaux moments de leur existence. Il y a des périodes de la vie où l’on regarde en avant et où on s’attache à faire des projets et à les réaliser, et il y a d’autres moments où il faut porter son regard sur le passé. Avec gratitude.

 

La solitude pose aussi souvent problème. Des personnes bien entourées demandent moins souvent l’euthanasie que les personnes souffrant de solitude. L’autre jour, un malade a refusé un traitement, « parce que ses enfants habitent loin et il ne les voit pas ». Il convient alors de prévenir l’assistante sociale pour tenter de renouer les liens familiaux et d’organiser des visites de malades. Une hospitalisation en soins palliatifs peut aussi être une option. Entourer les personnes souffrant de solitude est une option plus humaine que l’injection létale.

 

Il existe des moyens de « donner sens à la vie malgré la présence de la souffrance », plutôt que de donner du « sens la souffrance ». La souffrance en effet est une réalité négative qu’il convient d’éviter autant que possible. Pour « donner sens à la vie », notre présence auprès des malades est essentielle (cf. A propos de l’euthanasie de la championne paralympique Marieke Vervoort…).



[1] Publié aux Editions Mols, 2019.

 

 

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