Alors que les députés débutent l’examen du projet de loi fin de vie en séance publique ce lundi, le philosophe François-Xavier Putallaz, professeur à l’Université de Fribourg, dénonce un texte qui « fai[t] vaciller la médecine, renverse le grand interdit de l’homicide et chamboule 2500 ans d’histoire ». Cet éditorial de la revue Nova et Vetera [1] est reproduit ici avec l’accord de l’auteur.
La manière dont la France conçoit et encadre aujourd’hui la fin de vie repose sur quelques principes humanistes : premièrement, l’exigence de soulager la souffrance, par un accompagnement compétent, solidaire et fraternel (soins palliatifs) ; deuxièmement, le respect de la liberté des patients à refuser un traitement, et même le devoir d’y renoncer lorsque celui-ci est inefficace ou n’a plus de sens (refus de l’obstination déraisonnable) ; troisièmement, l’interdit de l’homicide, ou provocation délibérée de la mort, que le geste fatal soit perpétré par un tiers (euthanasie) ou par soi-même avec la collaboration d’un tiers (suicide assisté).
La France rattache donc sa pratique aux plus grands des principes de la civilisation, à savoir l’interdit de l’homicide et le devoir de justice et de solidarité qui préconise d’accompagner les malades jusqu’au bout de leur vie. Jamais on ne confondrait deux attitudes incompatibles : d’un côté, le retrait thérapeutique, où la maladie emporte le patient, alors que le malade, les proches et les soignants y consentent ; de l’autre côté, l’euthanasie, où c’est une tierce personne qui tue, à savoir le médecin, ou soi-même dans le suicide assisté, avec la collaboration d’un tiers.
C’est ce grand principe, fondateur à la fois de la médecine et de la civilisation, qui vacille désormais en France, sous les coups de boutoir du président de la République et de l’avant-projet de loi sur la fin de vie. On s’emploie à le chambouler avant même que les récentes législations n’aient eu le temps de déployer tous leurs effets bénéfiques : en France, il y aurait actuellement quelque 500 personnes par jour qui n’auraient pas encore accès aux soins palliatifs. N’est-ce pas ici la première des priorités : assurer à chacun ce droit de mourir dans la dignité ? Par ailleurs, le développement des maisons affectées au soin ultime pour les malades et leurs familles se trouve à la traîne par rapport à d’autres pays. Il est hélas évident que, dans un contexte où une part énorme des coûts de la santé est dépensée pour les huit derniers mois de la vie des gens, la solution la moins onéreuse risque bien de s’imposer. Mais à quel prix ? Au prix d’une légalisation de l’euthanasie et de l’aide au suicide, qui écarte la souffrance en supprimant le porteur de la maladie. Nous assistons à un phénomène anticivilisationnel d’une ampleur inédite.
Confusion et subterfuge
Mais comment s’y prend-on pour faire vaciller la médecine, renverser le grand interdit de l’homicide et chambouler 2 500 ans d’histoire ? En entretenant la plus grande confusion dans les esprits. Sans crier gare, on amalgame des pratiques tout à fait opposées en utilisant un subterfuge : on fait passer un discutable projet d’euthanasie en l’intégrant à une indispensable loi sur les soins palliatifs. Pour y parvenir, on joue de manière désinvolte avec le vocabulaire.
Le chef de l’État commence par se dédouaner en tenant que « les mots ont de l’importance et (qu’)il faut essayer de bien nommer le réel sans créer d’ambiguïté ». Comme si les mots signifiaient directement les choses et non les concepts ! On induit en effet une confusion au sein de la pensée, empêchée de distinguer clairement entre un accompagnement fraternel et humain jusqu’à la mort (soins palliatifs), et un homicide par euthanasie (ou suicide assisté). Le projet du président de la République amalgame toutes ces pratiques sous un seul vocable très vague, celui d’« aide à mourir », lequel suscite un réflexe affectif, naturel et chaleureux ; on présente en effet cette législation « comme une loi de fraternité » : « Le terme que nous avons retenu est celui d’aide à mourir parce qu’il est simple et humain et qu’il définit bien ce dont il s’agit [2] », alors que, ambigu et manipulatoire, il constitue plutôt une « tromperie », pour reprendre le mot des évêques de France : il regroupe en effet des pratiques disparates et contraires, et table sur la fraternité de l’une (accompagnement en soins palliatifs) pour faire croire que donner la mort serait un acte de compassion.
Alors que, de fait, l’avant-projet de loi vise à légaliser euthanasie et aide au suicide, comment le président de la République s’y prend-il pour assurer au contraire qu’il ne s’agit ni de l’une ni de l’autre ? Le stratagème est assez grossier : il consiste à définir arbitrairement l’euthanasie et le suicide assisté par leurs abus possibles, afin de soutenir que la loi, qui encadrera ces deux pratiques, évitera ces abus : le président de la République peut ensuite affirmer avec candeur que la loi n’autorise ni l’euthanasie ni le suicide assisté. Voici la phrase-clef de l’interview, dont nous soulignons les quelques mots détournant l’esprit de la vérité : « Le terme d’euthanasie désigne le fait de mettre fin aux jours de quelqu’un, avec ou même sans son consentement, ce qui n’est évidemment pas le cas ici. Ce n’est pas non plus un suicide assisté qui correspond au choix libre et inconditionnel d’une personne de disposer de sa vie. »
L’euthanasie ? Ce serait l’acte de tuer un patient aussi sans son consentement, ce que refusera bien sûr l’avant-projet de loi. Le suicide assisté ? Ce serait le choix, sans condition et sans indications médicales, de mettre fin à ses jours avec une assistance, ce que refusera bien sûr l’avant-projet de loi. Si ces deux termes signifient de tels abus, alors la France n’autorisera ni l’euthanasie ni le suicide assisté. Mais le subterfuge est assez lourd : il suffirait d’écarter leurs abus, pour que le suicide assisté ne soit plus un suicide, et pour que l’euthanasie ne soit plus un homicide. Les mots d’un chef d’État auraient-ils le pouvoir magique de modifier les choses ? En réalité, le syntagme vague d’« aide à mourir » cautionne ce qu’on veut faire passer pour une « bonne euthanasie » (avec consentement et indications médicales) et un « bon suicide assisté » (avec indication médicale d’une maladie incurable et pronostic vital engagé à court et moyen terme), lesquels deviendraient des actes de fraternité.
Par-delà l’usage discutable du vocabulaire, le projet repose sur deux présupposés très faux : premièrement, que l’on puisse contenir ces pratiques afin d’éviter leurs dérives ; deuxièmement, que le fait de tuer quelqu’un à sa demande, ou de collaborer à son suicide, ne serait pas déjà un abus.
L’explosion du nombre de suicides assistés en Suisse
Que l’on puisse contenir l’euthanasie et l’assistance au suicide dans le cadre restrictif annoncé est démenti par les faits. Un exemple probant suffira : celui de la Suisse qui a dépénalisé l’assistance au suicide. En vingt ans, le nombre de suicides assistés y a explosé, avec une augmentation affolante de 750 %, passant de 187 en 2003 à 1 594 en 2022. On y ajoutera encore les quelque 200 suicides assistés annuels de personnes étrangères. Et la tendance à la hausse s’est poursuivie en 2023.
Si cette courbe alarmante est si prononcée, c’est que les critères d’accès à la pratique suicidaire se sont assouplis au même rythme pour la favoriser. En 2004, l’aide au suicide était réservée aux seuls malades en fin de vie (ce que promet aussi le projet de loi française). En 2007 déjà, les critères se sont élargis aux patients souffrant « d’une maladie ou de séquelles d’accident, graves et incurables ». En 2014, une association prend en charge des patients atteints de « polypathologies invalidantes dues à l’âge ». En 2018, les instances médicales cautionnent l’aide au suicide si « les symptômes de la maladie et/ou les limitations fonctionnelles du patient lui causent une souffrance qu’il juge insupportable ». En 2022, certaines lois cantonales contraignent hôpitaux et maisons de retraite d’abriter le suicide assisté en leur sein. En 2024, un médecin est acquitté par les tribunaux d’une aide au suicide apportée à une personne en pleine santé.
Si l’on ajoute, depuis 2005, l’offre d’une association qui, pour la modique somme de 10 000.- CHF, frais d’inhumation inclus, s’adresse presque exclusivement aux personnes étrangères non forcément atteintes d’une maladie en phase terminale, on constate que le « tourisme suisse de la mort » continuera à attirer ces personnes âgées qui, en France, n’auront pas accès à ce « service » en raison de la loi prévue. C’est déjà le cas pour l’Allemagne. De tels faits aussi démentent les propos du président de la République lorsqu’il affirme : « On peut penser aux cas de patients atteints d’un cancer au stade terminal qui, pour certains, sont obligés d’aller à l’étranger pour être accompagnés. » Ça ne se passe tout simplement pas ainsi [3].
L’euthanasie et le suicide assisté « sont déjà eux-mêmes des abus »
L’euthanasie et le suicide assisté conduisent à des abus, parce qu’ils sont déjà eux-mêmes des abus, ou du moins de graves injustices. Pour le comprendre, il faut revenir aux plus hauts principes. Le suicide, qu’il soit assisté ou non, et le recours à l’euthanasie, vont à l’encontre de la règle universelle du « Tu ne tueras pas », y compris soi-même. Cette règle du bien et du mal est inscrite au cœur de tout être humain, croyant ou non, et résonne au sein de la conscience droite. Bien sûr, il ne s’agit pas de juger quiconque ! Qui serions-nous pour le faire ? Qui serait assez fanfaron pour dire comment lui-même réagirait sur un lit de souffrance ? Il ne s’agit pas non plus de nier l’existence de situations ambiguës, ni l’ambivalence de choix difficiles. La question n’est pas là : c’est l’évaluation éthique de l’acte objectif de l’euthanasie et de l’assistance au suicide qui est en cause, même si chacun sait que les circonstances dramatiques dues à la souffrance et à l’angoisse peuvent êtres susceptibles d’atténuer la gravité d’un tel acte, voire de l’excuser. Mais jamais de le justifier. Et encore moins de l’entériner dans une loi. En effet, ce n’est pas la faiblesse de quiconque qui est ici en cause, mais la folie vertigineuse consistant à appeler le mal bien, et à le cautionner dans des lois injustes. « Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal » (Is 5, 20-21), et « heureux ceux qui sont affamés et assoiffés de la justice » (Mt 5, 6).
Car le suicide porte atteinte à soi-même et à l’amour naturel dont chacun entoure sa propre vie ; il est une offense à l’amour du Créateur, et il engendre surtout une injustice à l’égard d’autrui. L’expérience d’une infirmière souligne combien l’euthanasie et le suicide assistés induisent une véritable maltraitance du personnel soignant. Mais les proches aussi sont dévastés : parfois, ils n’ont pas été mis au courant de la décision de leur parent ; souvent, ils sont mal informés ; fréquemment les uns donnent leur accord à un tel acte, quand d’autres se retrouvent blessés à vie. Les premières études montrent que 20 % des proches affectés par un suicide assisté souffrent de stress posttraumatique et 16 % risquent une grave dépression. Un suicide assisté constitue une injustice à leur égard.
Les véritables réponses se trouvent donc ailleurs. On remarquera d’abord que la plupart des professionnels, réellement confrontés aux situations de fin de vie, se montrent pour le moins réticents à l’euthanasie. Ils constatent en effet que, lorsque les douleurs sont correctement prises en charge par des personnes compétentes formées aux soins palliatifs, lorsque les malades sont entourés et aimés, les demandes de mort violente ne sont pas réitérées d’ordinaire.
Et dans le cas de situations de douleurs réfractaires, d’intense souffrance et d’angoisse, des méthodes de sédation sont désormais proposées, qui induisent un abaissement du niveau de conscience : une sédation temporaire ou discontinue est offerte pour que le malade dorme durant la nuit. On peut aussi, par manière de soulagement, faire en sorte que le malade soit endormi de façon continue, jusqu’à son décès naturel. Dans tous les cas, c’est une manière de soulager la douleur et la souffrance extrême proposée aux personnes qui y donnent leur accord.
Une réponse authentique demande le courage des soins palliatifs, lesquels sont contredits par la pratique de l’euthanasie et du suicide assisté : en effet, « l’euthanasie ne complète pas les soins palliatifs, elle les interrompt, elle ne couronne pas l’accompagnement, elle le stoppe, elle ne soulage pas le patient, elle l’élimine [4] ». La réponse humaine requiert de la part de l’État des crédits indispensables au développement des soins palliatifs, des maisons d’accueil pour les patients et les familles épuisées qui ne peuvent rester à domicile, la formation du personnel soignant, l’information du grand public, l’éducation de la conscience morale, et le soin des plus petits et des malades. N’est-ce pas là, aujourd’hui, l’urgence d’une civilisation de l’amour ?
[1] EDITORIAL, Revue Nova et Vetera 99/2 (2024), pp. 119-123.
[1] Entretien du président de la République à Libération et à La Croix, du 11 mars 2024.
[3] Pour une analyse à la fois factuelle et philosophique du drame du suicide assisté, voir François-Xavier Putallaz, La déroute de la raison. Les enjeux du suicide assisté, Paris, Cerf, 2024.
[4] Jacques Ricot, « La vie humaine et la médecine », Esprit 277, août-septembre 2001, p. 243