Dossier sur l’eugénisme

Publié le 5 Oct, 2010

Dans un important dossier, la revue La Nef fait le point sur l’eugénisme grandissant de notre société, revenant de manière insidieuse, alors que l’on pensait que les horreurs du nazisme l’avaient définitivement condamné.

Pour Florence Eibl, philosophe, alors que l’humanité a toujours eu la volonté de produire des hommes "supérieurs" par la science du bon engendrement ou la mise à mort des sujets déficients, l’eugénisme moderne trouve son fondement dans un terreau nouveau : la "biologisation" de la société au XIX° siècle due au scientisme et au darwinisme. Selon Darwin, le moteur de l’évolution est la sélection naturelle des plus aptes. Mais cette évolution présente chez l’homme un "effet réversif" : en raison des progrès de la civilisation et de la morale, les hommes vont contre le cours naturel de l’évolution en permettant aux membres défectueux de l’espèce de survivre et de se reproduire. "Quant à nous, hommes civilisés, affirme Darwin, nous construisons des hôpitaux pour les idiots, les infirmes et les malades. […] Quiconque s’est occupé de la reproduction des animaux domestiques sait combien cette perpétuation des êtres débiles doit être nuisible à la race humaine". Si Darwin lui-même ne fut pas activement eugéniste, nombre de ses disciples tirèrent les conséquences logiques de sa théorie. Ainsi Galton, son propre cousin, inventa-t-il l’eugénisme scientifique qui affirme que "la nature, les potentialités héréditaires assignent à chacun la place qui lui revient dans la société", ce qui revient à porter un jugement sur l’homme avant même sa naissance.

Aujourd’hui, l’eugénisme scientifique est plus pernicieux car il prend le visage d’un "eugénisme compassionnel". Il est devenu "une exigence individuelle alors même que les techniques issues du génie génétique commencent à rendre réalisables, à la fois les désirs personnels les plus narcissiques et les utopies politiques les plus redoutables".

C’est une des facettes de cet eugénisme scientifique que décrit plus particulièrement Pierre-Olivier Arduin avec la technique du diagnostic préimplantatoire (DPI).
Le diagnostic préimplantatoire est eugénique en soi puisqu’il consiste en un examen et un tri génétiques rigoureux des embryons fécondés en laboratoire avant de les réimplanter dans l’utérus. En raison de son potentiel eugénique, le législateur français a inscrit le DPI "à titre exceptionnel" dans la première loi de bioéthique de 1994.  Pourtant, la logique qui gouverne le diagnostic préimplantatoire, fondée sur "l’alliance d’une discrimination par le gène et de l’efficience technique" ne peut qu’entraîner d’inévitables dérives jusqu’à mener à un "DPI intégral". On constate déjà des dérives par rapport aux prescriptions initiales. L’appréciation de la "gravité" ou de "l’incurabilité" des handicaps recherchés s’est peu à peu relâchée : en Grande-Bretagne, on peut demander un DPI pour éviter un simple strabisme. Par ailleurs, de la recherche de maladies monogéniques dont l’apparition est certaine chez l’enfant, comme la mucoviscidose ou la myopathie, on est passé à celle de l’évitement d’un risque probable d’apparition d’une pathologie. Ainsi, l’Agence de la biomédecine a-t-elle décidé, sans même consulter le législateur, d’étendre la recherche à la simple prédisposition à certains cancers à révélation tardive. Le Conseil d’Etat a pointé le danger éthique d’une telle évolution : "Le risque serait ainsi de détruire un embryon qui, tout en étant porteur du gène délétère, pourrait ne jamais développer la maladie". Mais c’est enfin la proposition par le CCNE de la détection systématique de la trisomie 21, que Jacques Testart qualifie de "DPI opportuniste" qui ouvre la porte à la généralisation du DPI. Car si cette mesure était acceptée, au nom de quoi pourrait-on refuser le DPI de la trisomie 21 à des parents ayant recours à une fécondation in vitro ‘classique’ ? Et pourquoi limiter le dépistage systématique à la seule trisomie sans l’étendre à toutes les mutations génétiques que l’on sait déjà détecter ? C’est ce que prédit, de manière très réaliste, Jacques Testart : "Cette même philosophie pragmatique qui entend profiter de l’existence d’embryons in vitro pour les trier ne devrait pas trouver d’arguments sérieux contre un DPI intégral pourvu que les embryons se trouvent déjà en éprouvette !" Alan Handyside, qui mit au point le DPI à la fin des années 80, travaille actuellement à une nouvelle technique de séquençage à haut débit du génome humain qui permettrait de passer au crible un grand nombre de pathologies humaines afin de choisir l’embryon le plus sain. Cette technique, le kariomapping, pourrait ainsi être couplé à n’importe quel cycle d’AMP. Enfin, s’interroge Pierre-Olivier Arduin, au nom de quoi pourrait-on s’opposer aux couples fertiles qui, soucieux de donner toutes les chances à leur enfant, réclameront d’avoir recours au DPI ? "La révolution anthropologique du DPI ne deviendra-t-elle pas la manière ‘normale’ de faire des enfants ?" Selon le juriste Roberto Andorno, cette révolution anthropologique provoque un éclatement de la notion de dignité de la personne humaine, fondée sur la valeur unique de chaque personne humaine. En effet, la personne ne pourra plus s’appréhender comme donnée et reçue telle qu’elle est, mais comme sélectionnée pour des qualités que d’autres auront choisies.

Jean-Marie Le Méné, président de la Fondation Jérôme Lejeune, revient quant à lui sur la stratégie française d’eugénisme par rapport à la trisomie 21. Il note que la société contemporaine a pour seul critère moral la recherche d’un bonheur hédonique, lié à la satisfaction corporelle. "Et s’il est un domaine privilégié qui cristallise toutes les aspirations au bonheur, c’est bien celui de la santé conçue au sens large, non seulement comme refus de la souffrance, mais comme synonyme de ‘bien-être complet physique, mental et social’, c’est-à-dire tendant vers un hédonisme eugéniste explicitement assumé". L’enfant trisomique, avec ses traits si particuliers, ses pathologies, son vieillissement prématuré, son retard mental, sa dépendance, semble contrarier toutes les exigences du bonheur tyrannique auquel aspire notre société. Jean-Marie Le Méné rappelle que la stratégie française de dépistage de la trisomie 21 est sans équivalent dans le monde : 100 millions d’euros y sont consacrés chaque année, et 96% des enfants trisomiques dépistés sont avortés. "Les femmes et les familles sont culpabilisées, les médecins insouciants peuvent être appelés à rendre compte de la naissance d’un enfant indésirable et l’Etat se voir condamner s’il n’offre pas le système de dépistage le plus performant". Face à cette persécution, Jean-Marie Le Méné appelle à se tourner vers l’exploration des causes réelles du malheur qui ne se trouvent pas dans les personnes trisomiques, mais dans la maladie elle-même.

C’est également ce que défend le Dr Henri Bléhaut, de la Fondation Jérôme Lejeune, qui affirme que la réponse à la peur des futures mamans d’avoir un enfant handicapé est avant tout médicale : "il faut trouver un traitement contre le déficit intellectuel, en particulier contre celui de la trisomie 21". Constatant les progrès inouïs de la médecine ces dernières années, il affirme que trouver un traitement contre la trisomie 21 est chose possible, "certes avec beaucoup de travail, de recherches, de temps et d’embûches, mais c’est possible. Pourquoi serait-ce une affection à part, inaccessible à la thérapeutique ?" La Fondation Jérôme Lejeune finance et participe déjà à un certain nombre de projets en ce sens. Certains tentent d’intervenir directement sur le génotype, c’est-à-dire sur les gènes du chromosome 21 comme la CBS (projet CiBleS21) ou DYRK1A. D’autres travaillent sur le phénotype des patients, c’est-à-dire sur les anomalies du fonctionnement du système nerveux central provoquées par la trisomie. "Si elle progresse, cette orientation thérapeutique qui est au cœur de la recherche médicale reste encore très insuffisante en France où l’effort financier est d’abord consacré à une rentabilité à court terme qui préfère l’élimination des malades à leur traitement".

La Nef (Florence Eibl, Pierre-Olivier Arduin, Jean-Marie Le Méné, Dr. Henri Bléhaut) octobre 2010

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