Une vie suspendue

Publié le 22 Jan, 2021

La vie de Molly, qui n’est encore qu’un nouveau-né, a commencé il y a 27 ans. Elle n’était encore qu’un embryon. Congelé. Mais n’est-elle pas porteuse d’enjeux pour l’humanité entière ?

Molly est née le 26 octobre. Elle fait la joie de ses parents et de sa grande sœur Emma âgée de 3 ans. Mais Molly n’est pas une petite fille tout à fait comme les autres. Elle a passé vingt-sept années congelée alors qu’elle était un embryon. Vingt-sept ans suspendue dans le froid et l’attente. Elle a été réveillée par le « désir » de parents adoptifs.

Une « expérience en cours »

Des études ont déjà montré que les enfants nés de procréation médicalement assistée souffrent plus souvent de troubles épigénétiques, de malformations cardio-vasculaires, de cancers pédiatriques (leucémie et neuroblastome), et présentent un risque accru de 45% de mourir avant leur premier anniversaire[1]. Nul ne sait encore quelles seront les conséquences de cette si longue « pause » dans le développement de Molly. « L’expérience est en cours » pour reprendre les mots de Jacques Testart, biologiste de la procréation et directeur de recherches honoraire à l’INSERM. En effet, « la découverte de l’existence de phénomènes épigénétiques, potentiellement graves et héritables mais qui demeurent largement inconnus, suggèrent que la précaution est requise », alors que « les conditions de culture imposées aux gamètes et embryons sont largement intuitives plutôt que scientifiquement justifiées », estime le scientifique[2]. Sans recul, on fait de l’« expérimentation scientifique sur la vie humaine », regrette à son tour Diane Van Haecke-d’Audiffret, titulaire d’une maîtrise de Biologie spécialisée en génétique et Docteur en philosophie pratique. « Cela interroge sur les finalités et les limites, sur les champs d’application respectifs de la recherche et du soin, dont on observe une porosité toujours plus grande dans de nombreux domaines » analyse-t-elle.

Des conséquences psychologiques ?

Après vingt-sept années passées congelée au stade embryonnaire, les chercheurs de la Preston Medical Library de l’Université du Tennessee attribuent à Molly un nouveau « record ». Un record qu’elle ravit à sa grande sœur qui, elle, n’a passé « que » vingt-quatre ans congelée au stade embryonnaire. Les deux sœurs ont été conçues en même temps, elles auraient pu naître il y a 27 ans, en même temps ou presque que leur mère. Pour Diane Van Haecke-d’Audiffret, « on est dans une confusion des temps qui pourrait ne pas être sans conséquence, tant pour le développement de Molly que d’un point de vue symbolique dans ce que nous projetons chacun sur notre humanité et nos liens ».

Bien sûr, il est probable que Molly saura s’adapter, on invoquera peut-être pour s’en convaincre la résilience, ce mécanisme psychologique qui permet à un individu de dépasser un traumatisme comme l’explique Monette Vacquin, psychanalyste, membre du Conseil Scientifique du département d’Ethique biomédicale du Collège des Bernardins[3] : « La plasticité du psychisme, notamment de celui des enfants, dont on sait qu’il est capable de faire face à des situations plus que défavorables (mais à quel prix !), est souvent invoquée pour justifier des expérimentations indécidables ». Pour la psychanalyste, l’argument « signale souvent la complicité de ceux qui l’emploient avec les expérimentations les plus hasardeuses, sur le dos d’autrui naturellement ».

Au-delà de l’histoire de Molly, un enjeu pour notre humanité

Molly est-elle seule en cause ? « Rendant l’un maître du temps de l’autre, la congélation invite à revisiter les liens profonds unissant temporalité et altérité, en même temps qu’elle crée une nouvelle catégorie impensée, réifiée, aux confins de la vie et de la mort, aux frontières de l’inerte et du vivant », analyse Monette Vacquin. Une chosification manifeste lorsque l’on prend conscience que la technique utilisée, la congélation, est une technique de conservation liée à l’alimentaire, donc à la consommation, souligne-t-elle dans son ouvrage Main basse sur les vivants. Une instrumentalisation de certains êtres humains au profit d’autres, porteuse d’un « risque anthropologique »[4] tangible que les préoccupations d’ordre psychologique ne doivent pas occulter, comme l’arbre chercherait à cacher la forêt. « Nous ne pourrons empêcher que cette chosification ne nous chosifie à notre tour », prévient la psychanalyste.

Depuis quarante ans, la technique permet de congeler des êtres humains au stade embryonnaire. Et comme si ce qui est possible devait être obligatoirement mis en œuvre, dans une logique de « passage à l’acte » systématique, la science devance la réflexion, la paralyse. Molly, par sa vie même, de l’embryon congelé vingt-sept ans au nouveau-né qu’elle est aujourd’hui, est une manifestation de la folie qui peut saisir parfois la science.

[1] Gènéthique, PMA : risque médical et technique

[2] Gènéthique, Bioéthique et Embryons in vitro : Où en est l’assistance médicale à la procréation ?

[3] Monette Vacquin fait partie de la toute première génération à avoir travaillé ces questions, autour de Jacques Testart. Elle est co-auteur du « Magasin des enfants », sous la direction de Jacques Testart, Folio, 1990, de « Main Basse sur les vivants », Fayard, 1999, « Frankenstein aujourd’hui, égarements de la science moderne », Belin, 2016. La citation est extraite de l’article « Réflexions sur la notion de “risque anthropologique” », in Le Vivant et la rationalité instrumentale sous la direction d’Isabelle Lasvergnas, Liber, cahiers de recherche sociologique, Montréal, 2003.

[4] idem

Cet article de la rédaction Gènéthique a été initialement publié sur Aleteia sous le titre : Congeler la vie humaine, pour quelles conséquences ?

Photo : Pixabay

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