Transhumanisme : des transformations « qui ne sont pas tant techniques que révélatrices d’une vision du monde »

Publié le 31 Mar, 2025

Frédérick Lemarchand, Professeur des Universités, directeur du Centre de Recherche Risques et Vulnérabilités (CERREV) de l’université de Caen Normandie, signe une contribution dans l’ouvrage Le transhumanisme à l’ère de la médecine améliorative, y livrant le regard de l’anthropologue sur le sujet. Alors que l’intelligence artificielle s’immisce dans tous les secteurs d’activité, et notamment celui de la santé pour lequel les attentes sont fortes et les promesses multiples, Frédérick Lemarchand a accepté de répondre aux questions de Gènéthique.

 

Gènéthique : Vous écrivez que la technique n’est pas neutre. Est-ce vrai de toute technique ? Cet avertissement se fait-il de plus en plus pressant au regard de certaines évolutions technologiques ? Pourquoi affirmer que les sociétés technoscientifiques sont plus coercitives ?

Frédérick Lemarchand : La technique est pour l’anthropologue, comme Alain Gras par exemple, un reflet d’un certain rapport au monde. Il existe derrière chaque technique un imaginaire spécifique qui traduit des idées, une vision du monde, de la nature, de l’homme…. et de la technique elle-même. Les Mayas ainsi connaissaient la roue mais n’en ont pas fait d’autre usage que des jouets. De même pour les Chinois et la poudre à canon, ils en firent des siècles durant des feux d’artifice.

Plus près de nous, l’invention de l’automobile, dotée d’un moteur à explosion, n’est pas tant une « évolution » de la voiture à cheval que l’invention d’une terrible hétéronomie qui va rendre son usager dépendant de l’approvisionnement en pétrole, des garages, des fabricants de pièces de rechange, de pneumatique etc. Le cheval trouvait, quant à lui, son énergie au bord du chemin. Le plus étonnant est que l’usager urbain se déplace à 6 km/h en moyenne, soit à peine plus vite qu’un piéton. Si l’on inclut le temps travaillé – perdu – pour acquérir le moyen de transport – ce qu’a fait le philosophe Ivan Illich – il est définitivement perdant. Ainsi produire de l’énergie avec les flux (soleil, vent) ou chercher le forçage par la recherche de la puissance (pétrole, uranium) traduit un imaginaire de la puissance plus qu’un « progrès » ou une « évolution », deux termes devenus obsolètes.

Les travaux des thermodynamiciens ont montré – comme l’essayiste Fabian Schindler dans La fin de la mégamachine – que plus on injecte d’énergie dans un système social et économique, plus il devient inégalitaire. Violence et « Progrès » vont donc de pair : le renforcement du pouvoir inégalitaire par la technique aboutit de facto au fait que la technologie de pouvoir – de surveillance, de contrôle – renforcent à leur tour la puissance des puissants. Et la boucle est bouclée. C’est de cela qu’Elon Musk est le nom…

G : Vous dénoncez le transhumanisme comme un « nihilisme anthropologique ». Que voulez-vous dire ?

FL : Le problème posé par le « transhumanisme » est qu’une partie de l’Humanité semble prête à franchir un cap. Nous assistons, en effet, à un désir sans précédent d’intégration aux machines, d’assimilation à la technique, analysé pour la première fois dans les années cinquante par le philosophe Günther Anders dans son exil américain. Ce désir, dont les racines puisent largement dans l’inconscient individuel et collectif, se traduit par une demande sociale croissante d’ingénierie humaine qui n’émane pas que des « extropiens » et autres gourous prêts à quitter la Terre, mais de millions de citoyens ordinaires, quoi que ce mot ne puisse avoir qu’une validité dans un espace et une époque donnés.

Comme des millions d’applications sont téléchargées chaque jour, non pas parce qu’elles répondent à un besoin exprimé, mais parce qu’elles sont simplement disponibles, les technologies du vivant, au sens large, sont appelées à être de plus en plus demandées, essayées et éventuellement adoptées. Nous n’assistons donc pas tant à une violence imposée de l’extérieur – c’est la définition du mot « dispositif » – qu’à une volonté plus ou moins consciente de renoncement. La question posée n’en est rien moins que celle du destin de l’humain dans sa diversité culturelle et anthropologique, de nos innombrables manières d’être humains, c’est-à-dire mortels, enracinés et constitués par le langage. C’est la raison pour laquelle il nous faut rappeler le sens du concept anthropologique fondamental de catastrophe car ce qui arrive avec le transhumanisme ne se laisse pas saisir par le concept, ô combien réducteur, de risque calculable.

G : Existe-t-il un continuum entre médecine améliorative et « augmentation » de l’homme ?

FL : Par leur nature inédite et parce qu’elles induisent un rapport nouveau à l’événement, à l’accident, au temps et à l’espace, les techniques de la médecine améliorative – donc transhumanistes – méritent d’être appréhendées bien au-delà des perceptives gestionnaires de type bioéthiques. Elles ont, comme d’autres phénomènes décisifs du XXe siècle, de l’avènement de l’âge atomique aux manipulations du vivant, redéfini le paradigme-même de la catastrophe pour questionner d’un regard nouveau l’inhumain, l’inhabitable, le non-viable et, plus globalement, la question de la norme.

G : « Nous avons un futur mais nous n’avons pas d’avenir », affirmez-vous. Faut-il être pessimiste ? Que voulez-vous dire ?

FL : Si l’homme moderne, apparu dès la Renaissance, entendait pouvoir s’autodéterminer, choisir son destin, comme son type de gouvernement (la démocratie comme indétermination), celui des sociétés technoscientifiques semble plutôt soumis à une nouvelle forme de déterminisme technicien qui, derrière les apparences de liberté du marché (avoir le choix entre des millions d’applications), lui impose un nouveau telos dont il peine à entrevoir le sens. La question se pose donc de savoir comment inventer une nouvelle anthropologie (et non pas humanisme qui désigne un humano-centrisme) qui ne nierait pas pour autant toute singularité – voire sacralité – du genre humain, mais la penserait en relation avec la Nature et la Technique, c’est-à-dire en se pensant dans et non plus contre la Nature d’une part, et en se pensant avec la Technique comme nouveau milieu et non plus en faisant comme si celle-ci lui appartenait en propre, mais dans une éthique pragmatique de la relation. Les approches de Philippe Descola ou de Bruno Latour ouvrent la voie à une telle perspective.

G : Vous mettez en parallèle le projet Manhattan, le changement climatique et le transhumanisme en cela qu’« une même logique est à l’œuvre, celle de l’aveuglement par rapport aux fins ». Les risques sont-ils du même ordre ? N’y a-t-il aucun bénéfice à retirer des évolutions technologiques ?

FL : Notre époque aura réussi, en un siècle, à (tenter de) plus de types d’humanités nouvelles – les figures de « l’homme nouveau » que toutes les civilisations qui nous précèdent. Soumis que nous sommes, quelle que soit notre identité culturelle ou notre niveau de vie, à la tyrannie de la technique et à la dictature du marché, le questionnement sur les figures de l’humain qui s’est fait jour avec les expériences de la barbarie au XXe siècle (les deux guerres mondiales, la guerre froide, la Shoah, Hiroshima et Nagasaki, les génocides de masse) ne s’est pas arrêté avec le siècle, mais ouvre sur de nouvelles perspectives, en apparence plus « douces », liées au développement des technosciences.

Les expériences totalitaires, qui rejoignent en cela le libéralisme pur et dur du capitalisme financier, on le voit aux Etats-Unis aujourd’hui, ont participé à la déconstruction du paradigme anthropologique hérité des Lumières, à savoir l’homme construit comme sujet politique. Les années soixante et soixante-dix ont été, en Occident, le théâtre d’une volonté affichée, au travers de « minorités agissantes » telles que les femmes, les jeunes et les peuples décolonisés, qui font leur entrée sur la scène politique, d’une volonté de repenser les constructions sociales séculaires qui garantissaient, au sein des sociétés traditionnelles, une forme de stabilité et de reproductibilité de l’ordre social.

Après avoir déconstruit les autorités traditionnelles (paternelles), les différences sexuelles (dont les débats contemporains sur la « théorie du genre » sont les symptômes) et, d’une certaine manière, tout l’échafaudage social et politique qui constituait l’assise des sociétés modernes dans l’organisation d’un vivre-ensemble, c’est l’humain, dans sa double dimension biologique et symbolique, qui semble subir les assauts des forces de transformation.

Ce projet trouve son origine dans la grande accélération de l’après-guerre, dans des sociétés fuyant les monstres qu’elles ont engendrés, cherchant dans la technique les ressources à même de refonder un sentiment d’humanité … par l’expérience des camps, et dans l’accélération la puissance d’oubli capable de faire passer le plus rapidement possible de lourd fardeau dans l’histoire. Ainsi naquit le projet de la cybernétique, orchestré par Norbert Wiener, qui déconstruisit définitivement l’homme de la « première modernité », pour offrir la vision d’un organisme constitué de flux d’informations, de réseaux complexes, de connexions neuronales et de particules élémentaires. La conception d’un humain défini par ses composants élémentaires – cellules, neurones, puis gènes – est donc née il y a un demi-siècle.

La question n’est pas tant de savoir ce que nous pouvons attendre de ces technologies immédiatement et individuellement, que d’envisager la longue portée anthropologique de telles transformations qui ne sont pas tant techniques que révélatrices d’une vision du monde. Nous avons vécu – nous les contemporains – sans smartphone et sans internet… La vie n’était pas si terrible que cela ; les personnes sondées à ce sujet trouvent même majoritairement qu’elle était plus vivable.

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