Marianne Durano : « Et si on laissait la vie nous surprendre ? »

Publié le 21 Fév, 2018

Dans le livre qu’elle vient de publier « Mon corps ne vous appartient pas »[1], Marianne Durano raconte « l’histoire d’une dépossession et le témoignage d’une reconquête », celle de la femme et de son corps. Elle revient pour Gènéthique sur l’expérience « à corps perdu » de ce livre.

 

Gènéthique : Qu’est-ce qui vous a conduit à écrire ce livre ?

Marianne Durano : Au départ, je voulais faire une thèse sur les biotechnologies, particulièrement les dernières innovations en matière de procréatique. Pendant mon master 2, je suis « tombée » enceinte de mon premier enfant, vivant, pour ainsi dire à vif, l’engendrement dont j’étudiais en même temps les manipulations techniques. Ma grossesse a été une double révélation. D’une part, je découvrais soudainement que j’avais un corps de femme, merveilleux, complexe… et parfois encombrant. D’autre part, simultanément, je vivais l’emprise médicale comme une dépossession : mon corps devenait l’objet d’une surveillance, comme s’il ne m’appartenait plus.

Mon corps de mère était pesé, ausculté, réifié : les gynécologues à qui j’avais affaire n’y voyaient que des pathologies potentielles, quand ils ne se permettaient pas des remarques paternalistes. Au même moment, à l’université, parmi mes amis, j’avais l’impression d’être devenue un ovni (objet vivant non-identifié) : quelle idée d’avoir un enfant à 23 ans, alors qu’on n’a pas fini ses études ? Quelle indécence d’étaler ainsi son corps de femme enceinte dans les allées de la bibliothèque ? Mon corps, dont je réalisais le mystère, était considéré comme un phénomène gênant dans l’espace public, comme un mécanisme dangereux dans les cabinets médicaux. Comment en étions-nous arrivés là ? Pourquoi me sentais-je moi-même mal-à-l’aise dans ce corps sexué ? Pourquoi acceptais-je sans broncher les regards et les mains froides des médecins ? A partir de cette expérience de la grossesse, j’ai relu tout mon parcours de jeune femme moderne : la puberté, les premières relations sexuelles, la première contraception, les règles, les discours de prévention, les modèles de féminité qu’on nous propose. Partout la même logique technicienne, qui trouve son aboutissement dans la procréation artificielle, et son origine dans un corpus philosophique qui dévalue systématiquement la noblesse du corps féminin.

 

G : Vous dénoncez une aliénation du corps de la femme à la technique qui fonctionne comme un miroir aux alouettes et, loin de la libérer, elle maintient la femme sous domination masculine. Comment cette domination, que vous déclinez de la contraception à l’avortement, de la PMA à la GPA, se joue-t-elle ?

MD : Il y a bien des manières de répondre à cette question. Pour commencer, on propose aux femmes une émancipation qui passe par la mise sous contrôle de leur corps et de leur fécondité. On leur demande de s’adapter à des rythmes – sexuels, affectifs, professionnels – qui sont pensés par et pour les hommes. Ainsi la pilule permet-elle aux jeunes filles d’être disponibles sans restriction au désir masculin, sans que ces derniers aient à assumer aucune responsabilité dans la prise en charge de la contraception. Toutes les techniques de contrôle de la fécondité féminine permettent aux hommes, et à la société toute entière, de se désengager totalement sur cette question, laissant les femmes seules devant leur gynéco, leur plaquette de pilule, leur contraception d’urgence, leur test de grossesse. De même, la carrière-type – des études longues, une productivité maximale autour de la trentaine, le placard passé 45 ans – est absolument contradictoire avec l’horloge biologique des femmes : une grande fécondité avant 25 ans, de jeunes enfants entre 25 et 40 ans, la vie devant soi pour mener d’autres projets après la ménopause. Conséquence : les femmes s’infligent une contraception hormonale lorsqu’elles sont fécondes, au risque d’avoir plus tard des difficultés à concevoir un enfant naturellement. Or, plutôt que d’adapter notre société au corps féminin, on préfère plier ce dernier à coup de techniques toujours plus innovantes : congélations d’ovocytes, stimulations ovariennes, PMA, voire GPA. Selon le rapport d’activité du CNSE (Centre National des Soins à l’Étranger) pour l’année 2015, 50,2% des femmes ayant eu recours à une PMA à l’étranger avaient plus de quarante ans. Le nombre de femmes ayant leur premier enfant passé la quarantaine a ainsi triplé en 20 ans. Pas étonnant, dans ces conditions, qu’on réclame à grands cris la PMA pour toutes !

 

G : Vous écrivez « la place qu’une société accorde aux femmes révèle son estime pour le vivant en général ». Qu’en déduisez-vous quant au regard que nous portons sur la vie, sur l’enfant dès sa conception ? Avons-nous perdu le sens de la vie ?

MD : Historiquement, la fascination pour le ventre des femmes a pris fin en même temps que le respect pour la nature en général. L’expropriation des sages-femmes par les médecins, les grandes chasses aux sorcières, les prémisses d’un bio-pouvoir médical, sont contemporains de la révolution scientifique où l’homme s’est rêvé « comme maître et possesseur de la nature ». Il suffit d’ouvrir les yeux pour voir combien le vivant est aujourd’hui bafoué : destruction de la biodiversité, désastre climatique, exploitation délirante des ressources planétaires, pollution chimique… Comment une époque qui respecte si peu la vie qui l’entoure, et qu’elle voit, peut-elle prendre soin de la vie cachée et si ténue des embryons à peine conçus ? Nous pensons pouvoir tout maîtriser : la nature, nos corps, notre progéniture. La vie, pourtant, échappe à notre contrôle : elle éclot sans y avoir été invitée, elle se refuse quand elle est ardemment désirée. Cette absence de contrôle est insupportable dans une civilisation technicienne, qui absolutise la volonté individuelle. On apporte alors une réponse technique aux grossesses non-désirées – comme aux grossesses très désirées – pour faire disparaître le problème. Aux souffrances des personnes, on oppose nos seringues, nos laboratoires, nos industries pharmaceutiques. On y gagne sans doute en contrôle technique, on y perd certainement en humanité.

 

G : Un changement dans notre façon d’appréhender le corps de la femme peut-il nous aider à retrouver un rapport juste au « désir d’enfant » qui peut prendre la forme d’une revendication, celle d’un « droit à l’enfant » ?

MD : Le désir d’enfant est sans doute ce qu’il y a de plus profond en l’homme. Ce désir de se transmettre et de se donner caractérise tous les êtres vivants, toute la nature dans son formidable effort pour évoluer et se perpétuer. La nature, c’est l’ensemble des choses nées – natus – et non pas fabriquées. Lorsqu’en nous la technique se substitue à la nature, le désir d’enfant risque bien d’aboutir à la fabrique d’enfants. Or, les techniques de procréation artificielle viennent trop souvent pallier les dégâts de la civilisation industrielle elle-même. Nous vivons dans un monde pollué, nous prenons des hormones synthétiques qui sont des perturbateurs endocriniens notoires, et qui déséquilibrent notre système reproductif, nous procréons toujours plus tard : comme l’écrit brutalement Alexis Escudero dans La Reproduction artificielle de l’humain (Le Monde à l’envers, 2014) : « La PMA pour toutes et tous est plus qu’un slogan. Elle est l’artifice que le capitalisme impose à nos corps pour y pallier ses propres dégâts. »

Retrouver un mode de vie plus sain, un rapport équilibré à son corps et à ses rythmes, c’est se donner les moyens d’accueillir plus sereinement et plus naturellement la vie que nous voulons transmettre. Inversement, l’injonction à contrôler strictement sa fécondité, à planifier ses naissances comme son agenda professionnel, implique de considérer toute grossesse non-désirée comme un échec, une catastrophe, qu’il faut assumer et régler, toute seule. De même, le contrôle technique des naissances fait de l’enfant un projet, qu’il faut réussir à tout prix. Les parents subissent une énorme pression pour avoir un enfant quand il faut, comme il faut, sans fausse note. Le désir d’enfant devient projet d’enfant puis droit à l’enfant.

Alors que faire ? Peut-être faut-il accepter de lâcher prise. Facile à dire quand on ignore, comme moi, la souffrance des couples en mal d’enfant. Nombreux sont ceux qui témoignent pourtant de la pression subie pour procréer à tout prix, l’angoisse à chaque tentative de PMA, le stress causé par l’injonction à réussir, le dégoût des rapports sexuels, la honte de ce corps réfractaire. Beaucoup de couples racontent comment ils ont finalement conçu naturellement après l’arrêt des traitements, ou bien au terme d’une procédure d’adoption. Depuis que j’ai écrit ce livre, les langues se délient autour de moi : plusieurs femmes m’ont ainsi raconté qu’elles avaient subi un traitement médical très lourd pour une infertilité qui s’est avérée être psychologique, voire affective. Inversement, l’enfant non-planifié peut devenir un cadeau merveilleux, une belle surprise. Le petit dernier, le tard-venu, le tôt-venu : et si on laissait la vie nous surprendre ?

 

 

[1] Marianne Durano, Mons corps ne vous appartient pas, Editions Albin Michel, 2017, 282 pages.

Marianne Durano

Marianne Durano

Expert

Normalienne et agrégée de philosophie, Marianne Durano a co-écrit "Nos Limites", pour une écologie intégrale ; elle est chroniqueuse pour la revue "Limite". Elle participe au comité d’éthique de l’hôpital de Pont-Audemer.

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