Loi de bioéthique : la “superpuissance de l’Exécutif” ?

Publié le 27 Sep, 2021

La loi de bioéthique a été promulguée au cÅ“ur de l’été, après une saisine infructueuse du Conseil constitutionnel et alors que le Sénat avait rejeté le texte. Une remise en question des institutions françaises ? Guillaume Drago, Professeur à l’Université Paris II Panthéon-Assas et Président de l’Institut Famille & République répond aux questions de Gènéthique.

Gènéthique : La loi de bioéthique 2021 a été promulguée le 2 août à l’issue de deux années de débat parlementaire. L’Assemblée nationale a validé en 4e lecture un texte rejeté en bloc par le Sénat. Comment est-ce compatible avec le bicamérisme ?

Guillaume Drago : Avec la Constitution de 1958, ce bicamérisme est inégalitaire. Il donne à l’Assemblée nationale le « dernier mot », selon l’expression consacrée mais qui n’est pas une expression inscrite dans le texte constitutionnel. L’article 45, alinéa 4, de la Constitution organise le processus de vote de la loi, en cas de désaccord entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Après réunion d’une « commission mixte paritaire » (CMP) comprenant des députés et des sénateurs et chargée de trouver un accord sur les éléments du projet de loi encore en discussion, le Parlement procède à une ultime lecture du texte de loi dans chaque assemblée, si la CMP n’a pas trouvé d’accord sur un texte commun. Dans ce cas, dit l’article 45 « le Gouvernement peut, après une nouvelle lecture par l’Assemblée nationale et par le Sénat, demander à l’Assemblée nationale de statuer définitivement. En ce cas, l’Assemblée nationale peut reprendre soit le texte élaboré par la commission mixte, soit le dernier texte voté par elle, modifié le cas échéant par un ou plusieurs des amendements adoptés par le Sénat ». Cette ultime lecture par l’Assemblée nationale est une possibilité (« le Gouvernement peut… » dit l’article 45), ce qui signifie que la « navette », c’est-à-dire le renvoi du projet de loi entre les deux assemblées parlementaires, pourrait continuer indéfiniment afin de trouver un accord, mais c’est une hypothèse théorique… Le Gouvernement, qui conduit largement le débat parlementaire, veut conclure sur un texte de loi qui lui convienne. L’Assemblée nationale va donc, en général, reprendre son texte et le voter définitivement. Dans le cas de la loi de bioéthique, on a assisté à une vision assez hystérique de cette procédure par l’opposition frontale entre le Sénat et l’Assemblée nationale en fin de processus, le Sénat rejetant en bloc le texte voté par l’Assemblée (cf. Le Sénat rejette le projet de loi bioéthique : « nous n’avons pas la même conception de la personne humaine »). Ceci souligne les enjeux majeurs de la loi de bioéthique.

G : A l’issue du vote final par l’Assemblée, des députés ont déposé un recours auprès du Conseil constitutionnel. Quelle est votre analyse de cette démarche ? Fait inhabituel, le Conseil a auditionné les députés saisissants. Pouvez-vous rappeler la procédure habituelle ? Est-elle satisfaisante d’après vous ?

GD : La saisine du Conseil constitutionnel par l’opposition parlementaire (60 députés et/ou 60 sénateurs) est un droit ouvert par l’article 61 de la Constitution depuis 1974, qui se traduit par un argumentaire écrit déposé au Conseil. C’est un élément d’équilibre du débat constitutionnel qui confie au Conseil constitutionnel la vérification de la constitutionnalité de la loi qui vient d’être votée. Avec la saisine, le débat politique devient un débat juridique, dont l’enjeu est la promulgation de la loi, qui peut être censurée, totalement ou partiellement, par le Conseil constitutionnel.
Pour la loi de bioéthique, la démarche des parlementaires est ici originale parce qu’ils ont demandé à être auditionnés par le Conseil, compte tenu de l’importance des enjeux, ce qui a été accepté et qui est très exceptionnel. On a aussi critiqué le périmètre de la saisine qui n’a pas soulevé l’inconstitutionnalité de la PMA, par exemple. C’est au contraire une vision stratégique qu’ont eue les parlementaires. En ne soulevant pas l’inconstitutionnalité de certains articles de la loi, ils ont considéré que ces sujets seraient mieux contestés par la voie du contrôle concret de constitutionnalité, à l’occasion des contentieux qui ne manqueront pas d’advenir, par la procédure spécifique de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC – cf. Qu’est-ce qu’une Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) ?).
La procédure actuelle de contrôle de constitutionnalité de la loi, juste après son vote définitif, n’est pas satisfaisante parce qu’elle ne permet pas un véritable débat constitutionnel sur des textes de loi qui engagent l’avenir des Français, comme c’est le cas de la loi de bioéthique. Certes, le Conseil constitutionnel n’est pas une juridiction comme les autres et ses pouvoirs sont majeurs puisqu’il peut censurer la loi votée par le Parlement. Mais le débat est largement confisqué par le Gouvernement qui est l’interlocuteur privilégié du Conseil constitutionnel, alors que ce débat constitutionnel porte sur une loi qui est le fruit du vote du Parlement. Une fois leur saisine déposée, les parlementaires n’interviennent quasiment plus dans la procédure, attendant que « l’oracle » constitutionnel parle. Enfin, ce débat n’est pas équilibré car il ne respecte pas les grands principes d’un procès équitable : accès au juge, principe du contradictoire, équilibre des droits entre les parties.

G : Le Conseil constitutionnel a validé la loi bioéthique. De votre point de vue, y a-t-il des principes constitutionnels mis à mal par la loi bioéthique ? Lesquels ?

GD : Le Conseil constitutionnel est toujours resté très en retrait dans le contrôle des lois de bioéthique. On constate en effet que, sur les trois séries de loi relatives à la bioéthique, aucune n’a donné lieu à la moindre censure du Conseil (cf. Le Conseil constitutionnel valide les transgressions bioéthiques majeures de la loi bioéthique). Deux des trois lois de 1994 et la loi de 2004, déférées, ont vu leur recours rejeté, sans la moindre réserve. En théorie, c’est la loi bioéthique de 1994 qui a offert au Conseil constitutionnel l’opportunité d’ériger un nouveau principe à valeur constitutionnelle, « la dignité de la personne humaine », mais ce moyen, invoqué lors de ces saisines comme dans d’autres cas sur d’autres textes, n’a jamais donné lieu à la moindre censure par le Conseil. La loi de 2011 n’a pas été déférée par le Parlement, et une QPC introduite sur une de ses dispositions a pareillement été rejetée.
Surtout, le Conseil constitutionnel a pris une position de principe sur ce qu’il appelle lui-même les « sujets de société » : il considère qu’il n’appartient pas au Conseil de substituer son appréciation à celle du législateur. Dans son « commentaire » de la décision de 2013 sur la loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe, le Conseil n’hésite pas à le reconnaître clairement : « De façon plus générale, la jurisprudence du Conseil constitutionnel est constante pour souligner la compétence du Parlement sur ces sujets de société. Il en est allé successivement ainsi pour l’interruption volontaire de grossesse (1975) pour la sélection des embryons (1994), pour les greffes autogéniques (2012), pour l’adoption par des couples homosexuels (2010) ou pour le mariage homosexuel (2010) ». Dans un autre commentaire, il notait encore : « Cette question constitue l’archétype de la question de société dont la réponse, en France, appartient au législateur » (cf. Loi de bioéthique : « Les juges constitutionnels ne veulent pas jouer leur rôle »). Le considérant de rejet des arguments de la saisine par le Conseil est alors invariablement : « La Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement mais lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen ».
En définitive, le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel apparaît largement comme un contrôle formel qui ne veut pas trancher les débats de fond, pourtant fortement juridiques et qui touchent à des droits et libertés essentiels inscrits dans la Constitution. On finit par s’interroger sur l’utilité d’un tel contrôle, désincarné dans tous les sens du terme !

G : Au terme du processus législatif parcouru par la loi de bioéthique, peut-on parler de panne des institutions ?

GD : Je ne dirai pas les choses ainsi. Nos institutions demeurent solides et même, pourrait-on dire de marbre, parce que le fonctionnement de celles-ci conduit à une forme de superpuissance de l’Exécutif sur les autres pouvoirs. Ce n’est pas une panne, c’est un « blindage » des institutions auquel on assiste. L’Exécutif concentre les pouvoirs et prend toutes les décisions, jusqu’aux plus intimes, comme on le voit à l’occasion de la pandémie (combien de personnes à la table de famille, où porter le masque, …) mais il n’y a pas de dialogue entre les institutions, ni avec les Français. On comprend que l’exaspération des citoyens se manifeste dans la rue tous les samedis. Il faut retrouver un dialogue vrai et raisonné : au sein de la classe politique et des institutions, entre les dirigeants et les citoyens. Nos institutions demeurent un solide garde-fou contre le délitement de la société mais elles doivent promouvoir les libertés et les défendre et non chercher à diriger jusqu’à l’intime de nos vies. C’est l’un des débats à venir à l’occasion des échéances électorales.

Photo : iStock

Guillaume Drago

Guillaume Drago

Expert

Docteur en droit et agrégé de droit public, Guillaume Drago est professeur de droit public à l'Université Panthéon-Assas Paris II. Il a été également directeur de l'Institut Cujas, fédération de recherche en droit public, doyen de la faculté de droit et de science politique de Rennes ainsi que conseiller technique chargé des relations avec les organisations professionnelles, auprès du Ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche François Fillon. Spécialiste reconnu de contentieux constitutionnel français, il est l'auteur de nombreuses publications.

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