Le 18 octobre 2024, The Guardian révélait qu’une startup américaine, Heliospect Genomics, proposait une technologie pour trier les embryons en fonction de leur QI potentiel, moyennant 50.000 dollars (cf. Une start-up américaine propose de trier les embryons en fonction de leur QI). Cette information n’a pas tardé à faire réagir. En France, la presse s’est rapidement emparée du sujet : « Qui a envie d’un monde où l’on instrumentalise les enfants à naître, où l’on réduit l’individu à son capital génétique, et où l’on se perd dans une absurde quête de perfection ? » s’est interrogée la journaliste Anne-Lise Teneul dans la Voix du Nord le 31 octobre 2024 [1] ; « qui a envie de vivre dans un monde où l’enfant devient un produit choisi sur étagère, un investissement dont il faudrait minimiser les risques et maximiser les performances ? » a renchéri l’éditorialiste Eugénie Bastié sur Europe 1 le 13 novembre 2024 [2]. « En dépit des lois bioéthiques, la sélection des embryons en vue de la prédiction de caractéristiques indépendantes des maladies va se répandre » prédit de son côté l’entrepreneur Robin Rivaton dans L’Express le 7 novembre 2024 [3].
Même si le mot n’est pas nécessairement prononcé, l’eugénisme soulève toujours des inquiétudes.
L’eugénisme au-delà des qualificatifs
L’eugénisme, cette notion inventée par Francis Galton en 1883, désigne les théories et les pratiques qui visent à « améliorer les caractéristiques héréditaires de l’espèce humaine, notamment par le contrôle des naissances et la sélection des individus jugés aptes à se reproduire ». L’idée générale est celle de la promotion des caractéristiques génétiques considérées comme « supérieures », et de la suppression de ceux qui seraient dès lors « indésirables ». L’eugénisme, c’est l’utilisation des connaissances scientifiques sur l’hérédité au service d’un projet politique et social.
Mais certains s’en défendent en prétendant qualifier l’eugénisme : il serait « libéral » pour le responsable scientifique de Heliospect Genomics [4], Jonathan Anomaly ; il serait « relatif » pour l’auteur de « Refonder la définition de l’eugénisme en matière de diagnostics anténatals » dans la revue juridique Personne&Famille [5], comme un eugénisme « doux ».
Mais peut-on qualifier l’eugénisme, afin d’en atténuer la gravité ? Comme le souligne la philosophe Danielle Moyse, « est-ce la sélection des vies qui fait l’eugénisme ou la violence de cette sélection ? »[6]. L’adjonction d’un qualificatif permet-il réellement de nuancer l’essence-même de la sélection et de la destruction contenues dans le concept d’’eugénisme ? C’est en effet l’objectif de ces innovations terminologiques : ce qui est libéral ne devrait-il pas être acceptable ? Car sous couvert de liberté, tout devient légitime : un eugénisme « libéral » voudrait faire croire qu’il élargit le champ des possibles pour les individus plutôt qu’il ne sélectionne.
En France, des garde-fous rassurants, en théorie
De toute évidence, la société française ne devrait que pouvoir s’insurger face à ce genre de proposition, forte des enseignements d’un passé européen pas si lointain, et d’un cadre légal strictement opposé à l’eugénisme.
Le législateur a en effet posé des garde-fous à l’article 16-4 al 2 du Code civil qui interdit « toute pratique eugénique tendant à l’organisation de la sélection des personnes », ainsi qu’à l’article 214-1 du Code pénal, qui punit de 30 ans de prison et de 7.500.000€ d’amende la mise en œuvre de ces pratiques.
L’eugénisme sous couvert de dépistage
Malgré ces précautions qui se veulent strictes, certains ont alerté sur la nature des pratiques françaises de diagnostic prénatal. Et depuis plus de 20 ans déjà. Le journaliste et médecin Jean-Yves Nau mettait en garde contre un eugénisme « démocratique » dans le journal Le Monde en 1999 [7]. Quelques années après, le Dr Didier Sicard qui a présidé le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) évoque la même crainte : « Disons que l’obsession du dépistage à laquelle nous assistons a beaucoup à voir avec une idéologie rendue possible par la technique »[8].
Le cadre légal français serait-il laxiste ? Ou témoignerait-il d’un eugénisme « relatif » ? En réalité, la France semble s’illustrer par un aveuglement légitimé par la notion d’eugénisme « privé », créée par le Comité consultatif national d’éthique. Eugénisme qui résulterait non pas d’une décision étatique ou d’une politique générale [9], mais plutôt de choix individuels, laissant ainsi « tout le poids de la culpabilité à l’individu »[10] ou au couple.
En pratique : le développement des outils de sélection des embryons…
Très concrètement, en France, les technologies médicales permettant la sélection des embryons sont assez larges : dépistages de masse, diagnostics disponibles pour connaître les anomalies chromosomiques in utero (dont le dépistage prénatal non invasif (DPNI) constitue l’une des étapes), tri morphologique in vitro, diagnostic préimplantatoire des maladies héréditaires (DPI), dont l’élargissement aux anomalies chromosomiques (DPI-A) est déjà envisagé (cf. DPI-A : le comité d’éthique de l’Inserm contourne le législateur).
Ce sont autant d’outils qui permettent et poussent la sélection des embryons de « meilleure qualité », et par voie de conséquence à l’élimination de ceux qui paraissent « inadaptés ». En outre ces dépistages et diagnostics sur l’embryon font partie de l’offre médicale publique (cf. Dépistage et diagnostic prénatal : les techniques évoluent, la trisomie 21 est toujours ciblée). Ils sont remboursés et promus. Ils sont même régulièrement « perfectionnés » et une partie des fonds publics est dépensée pour en augmenter la précision.
… couplé à un déficit significatif des politiques sociales
Par ailleurs, nombreux sont ceux qui déplorent le déficit des politiques d’accueil et de soutien des personnes porteuses de handicap. Dans le numéro de Science et Vie du 24 juillet 2024, Isabelle Ville, sociologue spécialiste des questions de handicap à l’Inserm et à l’EHESS, souligne « la nécessité d’un véritable débat de société sur les modalités d’accueil des personnes handicapées qui rapproche politiques sociales et politiques de santé périnatales »[11]. Didier Sicard évoquait déjà en 2007 « l’effrayant déficit dans l’accueil des personnes handicapées »[12].
La prise en charge des personnes porteuses de handicap n’est pas suffisante, et tend à encourager la mise en œuvre de la sélection prénatale.
La France ne semble pas réceptive aux inquiétudes sur les dérives eugénistes…
C’est d’ailleurs pour ces raisons qu’en septembre 2021, l’Organisation des Nations Unies a demandé à la France de revoir ses « politiques et pratiques capacitistes sur lesquelles reposent le dépistage génétique prénatal des déficiences fœtales », qui « dévalorisent les personnes handicapées »[13]. La combinaison de politiques de dépistage et de l’absence de soutien pour les personnes handicapées, une fois nées, traduit le capacitisme [14] qui sous-tend l’esprit français.
… les dernières recommandations de la HAS en sont une nouvelle preuve
Dernier exemple de cet esprit validiste : la Haute Autorité de Santé (HAS) a récemment publié des recommandations concernant le dépistage prénatal non invasif (cf. DPNI : la HAS recommande d’élargir le dépistage, au-delà de la trisomie 21). Dans un long document évaluant les « performances » de ce dépistage, la HAS conclut en recommandant « de proposer aux femmes […] la recherche d’anomalies chromosomiques compatibles avec une grossesse évolutive et susceptibles d’entraîner des conséquences fœtales ou obstétricales d’une particulière gravité, [qui] sont les trisomies 2, 8, 9, 13, 14, 15, 16, 18, 21 et 22 et les anomalies segmentaires non cryptiques »[15]. Les institutions françaises semblent insensibles aux alertes de la communauté internationale. Elles mettent en œuvre une sélection prénatale et recommandent de l’élargir encore.
« Le dépistage de la trisomie concerne désormais en France, gratuitement, la quasi-totalité des grossesses. Osons le dire : la France construit pas à pas une politique de santé qui flirte de plus en plus avec l’eugénisme » mettait en garde Didier Sicard en 2007 [16].
Vers une société génétiquement normée : une société inhumaine ?
Le caractère « privé », ou « relatif », ou « libéral » n’atténue en rien la réalité de l’eugénisme. La tentative du responsable scientifique d’Heliospect Genomics, qui se veut peut-être subtile, pour faire accepter ce qui serait « bon » eugénisme n’est en fait absolument pas nouvelle. Rien d’étonnant pour une société qui promeut la performance et la productivité, même en matière de procréation. Il s’agit d’« obtenir » un enfant exempt d’« anomalies », « optimisé ». Pour une vie sans souffrance ?
Notre société aura-t-elle le courage de mettre les mots sur les faits, pour que débute la prise de conscience ? Car peut-on dénoncer la sélection des embryons sur un critère de QI hypothétique sans condamner toutes les autres sélections prénatales ? Du bébé sans défaut, « parfait », au bébé génétiquement modifié, « augmenté », l’enchainement n’est-il pas inéluctable ? L’indignation des scientifiques semble déjà avoir fait long feu (cf. Des bébés génétiquement modifiés ? « Inacceptable à l’heure actuelle » pour les scientifiques). Qu’en sera-t-il des citoyens ?
[1] La Voix du Nord, Anne-Lise Teneul, Qui veut s’offrir un bébé parfait et sur mesure? (31/10/2024)
[2] Europe 1, Eugénie Bastié, Quel est le QI de votre embryon ? (13/11/2024)
[3] L’Express, Robin Rivaton, Classer ses embryons en fonction du QI ? Derrière la polémique, une tendance inéluctable (07/11/2024)
[4] Le terme « eugénisme libéral » est de Jürgen Habermas, auteur de L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ? (2001)
[5] Personne&Famille, Refonder la définition de l’eugénisme en matière de diagnostics anténatals (01/06/2024)
[6] Gènéthique, Danielle Moyse, « Est-ce la sélection des vies qui fait l’eugénisme ou la violence de cette sélection ? » (21/11/2024)
[7] Le Monde, Jean-Yves Nau, L’éradication programmée du mongolisme, (13/03/1999)
[8] Le Monde, propos de Didier Sicard recueillis par Michel Alberganti et Jean-Yves Nau, La France au risque de l’eugénisme (04/02/2007)
[9] L’avis n°133 du 15 septembre 2019 du CCNE évoque la notion implicitement quand il définit l’eugénisme p.41. Le qualificatif « privé » est utilisé dans l’avis n°138 du 20 mai 2021.
[10] Le Monde, Jean-Yves Nau, L’éradication programmée du mongolisme, (13/03/1999)
[11] Science et Vie, Dépistage prénatal : faut-il craindre une dérive eugéniste ? (24/07/2024)
[12] Le Monde, propos de Didier Sicard recueillis par Michel Alberganti et Jean-Yves Nau, La France au risque de l’eugénisme (04/02/2007)
[13] Comité des droits des personnes handicapées, ONU, Observations finales sur le rapport sur la France, 14 septembre 2021, p.5
[14] Aussi appelé validisme, il s’agit d’un système de valeurs faisant de la personne « valide » la norme sociale
[15] HAS, Examens basés sur l’ADN libre circulant réalisés dans le cadre du dépistage de la trisomie 21 – Opportunité du repérage d’autres anomalies chromosomiques (26/09/2024), page 65-66
[16] Le Monde, propos de Didier Sicard recueillis par Michel Alberganti et Jean-Yves Nau, La France au risque de l’eugénisme (04/02/2007)