Les établissements de soins ont-ils le droit de refuser de pratiquer l’euthanasie ?

Publié le 5 Jan, 2016

En Belgique, les propos de Monseigneur de Kesel, archevêque de Malines-Bruxelles, au sujet de l’objection de conscience des hôpitaux belges, ont suscité la polémique. Ils ont très vite été relayés par l’annonce du refus d’une maison de repos catholique de laisser pratiquer une euthanasie dans ses murs (cf. synthèses de presse du 30 décembre 2015 [1]et du 4 janvier 2016[2]). Grégor Puppinck éclaire le débat à partir des droits fondamentaux. Interview.

 

Que pensez-vous de la polémique belge sur l’objection de conscience ?

Le fait que la maison de repos ait refusé l’accès à un médecin venant pratiquer l’euthanasie sur l’un de ses résidents
n’est en soit pas étonnant. La polémique qui a suivi est une conséquence de la libéralisation de l’euthanasie et manifeste une confrontation des « valeurs », de plus en plus fréquente dans la société.
Aujourd’hui, nous vivons dans une société qui se veut tolérante et pluraliste, et qui, de ce fait, instaure un double niveau de moralité. L’esprit démocrate contemporain incite à accepter une extension du champ de la liberté individuelle contre la morale dite traditionnelle, ce qui conduit à une grande tolérance au niveau collectif. En effet, les individus tolèrent la légalisation de l’euthanasie, de l’avortement ou du « mariage homosexuel », car ils estiment ne pas être individuellement légitimes pour s’opposer à ce qui est présenté comme la liberté d’autrui. Mais cela ne veut pas dire pour autant que ces individus adhèrent
à ces pratiques. C’est d’ailleurs souvent en invoquant la tolérance et le respect de la diversité que ces pratiques sont légalisées.
On assiste donc à un double niveau de moralité : un niveau collectif qui se veut tolérant, pluraliste et finalement assez neutre, et un niveau individuel, où chaque personne individuellement conserve ses convictions.
Ce double niveau de moralité suscite des conflits. C’est le cas dans cette polémique, où une personne invoque la loi collective contre les convictions de la maison de repos religieuse. Ce faisant, cette personne va à l’encontre de l’esprit du pluralisme, en prétendant obliger une institution catholique à collaborer à une euthanasie.

Les établissements de santé ont-ils le droit de faire objection de conscience ?

GP : Au sens strict, le droit à « l’objection de conscience » n’est garanti qu’aux personnes qui ont une conscience morale. Les institutions n’ont pas cette conscience ontologique. Ceci étant, les institutions fondées sur des convictions morales ou religieuses ont le droit de fonctionner conformément à leurs convictions.

Ainsi, en l’espèce, ce n’est pas vraiment le droit à l’objection de
conscience qui est en cause, mais la combinaison de deux droits fondamentaux : le droit d’association, et le droit à la liberté de
religion.

Ils garantissent aux entreprises ou aux associations le droit de fonctionner conformément à leurs convictions. Ce droit garantit en particulier « l’autonomie des institutions et des communautés religieuses ». Il est reconnu au niveau international et européen. A de nombreuses reprises, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a reconnu ce droit, notamment celui des hôpitaux catholiques de s’opposer à l’avortement. C’est applicable à l’euthanasie. D’ailleurs, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a elle aussi affirmé ce droit dans sa résolution relative au « Droit à l’objection de conscience dans le cadre des soins médicaux légaux ». Cette résolution pose, en son paragraphe premier que : « Nul hôpital, établissement
ou personne ne peut faire l’objet de pressions, être tenu responsable ou subir des discriminations d’aucune sorte pour son
refus de réaliser, d’accueillir ou d’assister un avortement, une fausse couche provoquée ou une euthanasie (…) quelles qu’en soient les raisons »[3].

 

Un des arguments invoqués contre l’objection de conscience des établissements repose sur le fait qu’ils sont financés par la collectivité. Qu’en est-il ?

GP : Un établissement privé n’est pas obligé de faire tout ce que la loi permet au seul motif qu’il est subventionné. Plus encore, l’accord qui lie l’Etat et l’établissement de santé ne peut le priver totalement de la jouissance de ses droits fondamentaux. Il est clair que cet établissement n’a jamais renoncé à la jouissance de la liberté religieuse, et je n’imagine pas que le gouvernement belge ait eu l’intention de violer cette liberté.
L’objection de conscience n’est pas liée à une question de financement. Le fait d’être subventionné ne change rien au jugement
moral que l’on peut porter sur l’euthanasie. Dans certains pays, une large proportion des médecins est payée par l’Etat ; ils conservent néanmoins leur droit à l’objection de conscience.

 

Comment résoudre les conflits issus du double niveau de moralité ?

GP : Il faut adopter une démarche de conciliation et non pas d’opposition des droits. C’est l’approche de la Cour européenne : il revient à l’Etat de garantir à la fois le droit fondamental à l’objection de conscience (et par analogie le respect du principe d’autonomie), et en même temps, le droit de recourir à des pratiques légalisées, en l’occurrence l’euthanasie. La CEDH l’a affirmé au sujet de l’avortement. C’est au gouvernement d’organiser le système médical ou social de façon à respecter à la fois l’un et l’autre droits. Mais en aucun cas, le « droit d’avorter » reconnu dans un pays ne peut restreindre le droit fondamental à l’objection de conscience garanti par les droits de l’homme. C’est la même chose pour l’euthanasie : la liberté de religion et de conscience est un droit de l’homme, elle prime donc le « droit d’être euthanasié » qui n’est qu’une valeur légale interne à la Belgique.

En l’occurrence, le résident de cette maison de retraite a choisi la confrontation afin de contraindre cette institution religieuse à se plier à ses propres convictions pour faire prévaloir son droit sur celui de cette institution : c’est tout sauf tolérant et pluraliste. C’est d’autant plus choquant qu’il devrait savoir, en demandant à être admis dans une institution catholique, que celle-ci s’opposerait à accueillir une euthanasie. Cette attitude n’est pas correcte.
A l’inverse, c’est bien une approche de conciliation qu’il faut choisir. La conciliation, en l’espèce, ce serait, pour cette personne, de choisir un autre endroit pour se faire euthanasier, comme cela lui a été proposé. Choisir la confrontation revient à vouloir faire dominer le droit de la majorité sur celui de la minorité. Or dans une société démocratique, ce n’est pas toujours le droit de la majorité qui prime – sinon il s’agit d’une dictature de la majorité – mais la recherche de l’égalité des personnes
dans leur faculté d’exercer de façon effective leurs droits fondamentaux. 

 

[1] Polémique sur l”objection de conscience des hôpitaux belges.

[2] Une maison de repos jugée pour avoir refusé l’accès à un médecin pratiquant l”euthanasie.

[3] APCE, Résolution 1763 (2010) du 7 octobre 2010 sur « Le droit à l’objection de conscience dans le cadre des soins médicaux légaux ».

Grégor Puppinck

Grégor Puppinck

Expert

Grégor Puppinck est Directeur de l'ECLJ. Il est docteur en droit, diplômé des facultés de droit de Strasbourg, Paris II et de l'Institut des Hautes Études Internationales (Panthéon-Assas).

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