Légalité vs légitimité : la loi à pile ou face ?

Publié le 3 Oct, 2018

 

La loi peut-elle tout justifier ? Alors que le gouvernement s’apprête à déposer auprès du Parlement une nouvelle version de la loi de bioéthique, Pascal Jacob, philosophe, propose une réflexion autour de la légalité et de la légitimité de la loi pour aider à prendre la mesure des enjeux à venir.

 

L’histoire nous propose bien des exemples de lois dont nous reconnaissons aujourd’hui l’injustice et le caractère illégitime. Qu’il suffise de citer le « Code Noir » ou autres textes juridiques élaboré par des régimes totalitaires. Nous savons donc par expérience qu’il ne suffit pas que des lois soient légales pour qu’elles soient légitimes.

 

Cependant nous serions bien en peine de rendre compte de cette expérience : suffit-il d’être indigné par une loi pour être fondé la dire illégitime et donc à s’y soustraire ? A l’évidence la réponse est négative, car l’indignation est subjective et peut fonctionner dans tous les sens.

 

Encore faut-il se demander si cette indignation elle-même est objectivement fondée, et reprendre donc la question de plus loin : y a-t-il une raison de la loi au-delà de la volonté du législateur ?

 

La loi, un acte de la raison et non pas seulement de la volonté

 

C’est qu’en effet la loi est souvent d’abord vécue comme un acte de la volonté, que ce soit celle du prince ou celle du peuple. Elle met en question mon autonomie dès lors que je ne suis ni le prince, ni le peuple.

 

Mais si la loi n’était qu’un acte de la volonté, rien ne nous préserverait qu’elle ne soit qu’un caprice arbitraire. C’est, il faut bien le reconnaître, un travers que rend possible une certaine conception de la souveraineté populaire : en effet, en considérant la volonté populaire comme souveraine, on s’empêche de penser une limite à cette volonté. Benjamin Constant observe judicieusement que les révolutionnaires ont déplacé le pouvoir, depuis le roi jusqu’au peuple, mais qu’ils ont négligé de le limiter. Funeste erreur qui nous arrache à la tyrannie d’un seul sur tous pour nous livrer à la tyrannie de tous sur chacun.

 

Il faut que la volonté ait une règle, et qu’elle trouve en dehors d’elle-même sa mesure. Or ce qui doit régler les actes humains, c’est la raison. Il appartient en effet à la raison d’ordonner nos actes à leur fin. C’est ce rapport à la raison qui fonde la légitimité de la loi.

 

La loi, une exigence de justice

 

Si nous faisons des lois, c’est pour exprimer ce qui est dû : d’abord ce que chacun doit à la collectivité selon les exigences du bien commun, et ensuite ce que chacun, y compris la collectivité, doit aux membres qui la composent. C’est pourquoi c’est la justice, au sens moral de « ce qui est dû » qui est au fondement du droit écrit. Ce n’est pas la loi qui crée le droit, son rôle est d’énoncer des droits qui découlent de ce qui est dû à chacun en raison de ce qu’il est ou de ce qu’il a fait. Ce qui appartient au droit écrit, c’est de dire comment ces droits vont s’inscrire en un temps et un lieu particulier.

 

Toute loi répond à une préoccupation morale qui est une préoccupation de justice. Si la justice ne nous intéressait pas, ou si elle n’avait pas besoin d’être dite, alors nous n’établirions que des procédures techniques. Aller sur la Lune ne concerne pas le juge, sauf si l’on considère que ce voyage aura un impact sur ce qui est dû à autrui.

 

La loi naturelle[1]

 

La légalité, qui est la conformité aux lois, est une notion purement formelle, qui n’assure en effet pas encore une légitimité.

 

La légalité, comme expression d’une volonté commune, ne peut obliger en conscience parce que l’obligation naît de la rencontre entre l’intelligence et la réalité dans laquelle elle reconnaît une exigence de justice.

 

C’est là ce que l’on nomme la loi naturelle : par sa nature, une réalité peut, dès lors qu’elle est connue, être reconnue comme porteuse d’une exigence morale que la légalité a pour vocation de traduire.

 

L’expérience que nous faisons de l’obligation morale est aussi celle de notre liberté. Mais approfondissant cette expérience de l’obligation morale, nous constatons que nous n’en sommes pas l’auteur : nous nous reconnaissons obligés, comme par une loi qui nous dépasse bien qu’elle ne vienne pas de l’extérieur. Nous sommes habités par un mouvement qui nous précède d’une certaine manière, et que nous pouvons appeler « nature ».

 

Ce mot « nature », qui fait signe vers l’idée d’une nature humaine, ne renvoie pas à un mécanisme aveugle au sens où les sciences de la nature pourraient le faire penser. Il procède d’un dynamisme qui s’enracine dans l’humanité qui nous définit.

 

Il y a en notre âme une quête naturelle du bien qui cherche un écho dans ce qui se présente à elle et qui permet de découvrir un contenu au devoir. La question « que dois-je faire ? » ne peut pas trouver sa réponse dans la seule analyse de ma rationalité, parce que cette question ne se pose jamais dans l’abstraction.

 

Toujours elle se pose dans une relation à autrui, ou au moins, à quelque chose qui a sa nature propre, même lorsque je me demande si je dois payer mes impôts, m’arrêter au feu rouge ou faire des recherches sur des embryons. La rationalité elle-même ne se donne en vérité jamais pure, nous la cherchons toujours en regard d’un réel que nous n’avons pas produit, et qui ne peut produire sur nous une obligation si nous ne le connaissons pas. Payer l’impôt, par exemple, ne peut m’apparaître comme un devoir que si je me place du point de vue de la justice, c’est-à-dire de ma relation à l’Etat. Obéir à mes supérieurs, aurait dû savoir Eichmann, ne peut m’apparaître comme un devoir que relativement au réel sur lequel l’action qu’ils me commandent s’exerce. Même le « tu ne tueras pas » pas doit se comprendre selon la réalité de ce qu’il est question de tuer, sans quoi nous ne pourrions même pas manger une tomate.

 

Cette inclination radicale de notre être peut prendre le nom de loi naturelle sans pour autant trahir notre aspiration à la liberté, ni signifier une pure soumission au biologique. Car devant cette exigence de faire le bien et d’éviter le mal, nous devons d’une part juger du bien dans notre situation concrète, et d’autre part juger des moyens à mettre en œuvre pour réaliser ce bien. La liberté, donc, reste sauve. Elle est même nourrie, confortée, par la vérité qui éclaire ses pas.

 

Par cette notion de nature, nous ne sommes pas renvoyés à une nécessité aveugle, mais à des finalités qui se proposent à notre liberté. C’est la raison pour laquelle ce qui est « naturel » pour l’homme, comme la culture[2], ne se retrouve pas identique en tout temps et en tout lieu.

 

C’est à l’écoute de son être que l’homme est invité à se mettre, il peut ainsi se mettre à l’école de cette loi naturelle qu’il formule lui-même, à partir de la connaissance qu’il a de sa propre nature et de la nature de ce qui l’entoure.

 

La loi positive ne saurait créer la moindre obligation morale si l’intelligence ne pouvait y voir sa relation à la loi naturelle. Si je m’oblige à respecter un panneau sur la route, c’est parce que je ne peux ignorer qu’il obéit à une exigence très morale et très naturelle liée au respect de la vie d’autrui. Il y a donc un vrai risque, à vouloir rendre le droit positif totalement autonome, libre de toute moralité, qui réduirait la loi à une décision arbitraire que chacun s’efforcera de contourner sans jamais la respecter.



[1] Ces lignes sont extraites de mon livre La morale chrétienne, carcan ou libération ? publié en 2015 chez Artège.

[2] Il est naturel à l’homme, c’est-à-dire conforme à sa nature d’animal doué de « logos », d’avoir une culture. Mais celle-ci n’est pas produite nécessairement ni uniformément, du fait justement que ce « logos » n’est pas biologique mais d’ordre spirituel. Ainsi la culture est l’œuvre de l’esprit et de la liberté, que l’homme possède par sa nature d’homme qui est une nature raisonnable

 

Pascal Jacob

Pascal Jacob

Expert

Après des études de Philosophie à la Sorbonne et à l’IPC, il enseigne en Lycée puis, l’agrégation obtenue, dans divers établissements supérieurs : l’IPC, l’Institut Albert le Grand à Angers, le séminaire interdiocésain de Nantes, et enfin l’Institut de Soins Infirmiers de Laval. Il a dirigé entre 1994 et 2000 le scolasticat des sjm. Depuis 2008, il fait partie de la commission diocésaine de bioéthique. Il a publié en 2008, "L’Ecole, une affaire d’Etat ?" chez Fleurus, en 2012 "La morale chrétienne est-elle laïque ?" chez Artège, en 2015 "La morale chrétienne, carcan ou libération ?" chez DDB. Il participe aux activités de l’association « Objection », dont l’objet est d'étendre la reconnaissance du droit à l’objection de conscience.

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