Le transhumanisme, ce nouvel eugénisme? Entretien croisé entre deux philosophes : Danielle Moyse et Olivier Rey

Publié le 12 Nov, 2014
Le transhumanisme apparaît de façon récurrente dans l’actualité : neurosciences, intelligence artificielle, robotique, séquençage de l’ADN, autant d’ « avancées » qui sont les parties émergées de l’iceberg. Gènéthique se penche ce mois-ci sur les fondements de ce courant qui prend de plus en plus de place dans notre vie quotidienne et semble être une résurgence de la pensée eugéniste. Deux philosophes, respectivement spécialistes de ces courants, livrent leurs réflexions sur les convergences entre eugénisme et transhumanisme.

 

Gènéthique : Pouvez-vous donner, chacun selon votre spécialité, une définition de l’eugénisme et du transhumanisme en rappelant les sources historiques et philosophiques de ces courants ?
 
D. Moyse : Historiquement, l’eugénisme est né sous l’impulsion de Francis Galton, le cousin de Darwin, au XIX ème, et son projet était « d’améliorer l’homme ». On voit donc aussitôt que l’eugénisme est, dans une certaine mesure, la forme initiale de l’intention d’ « augmenter l’homme » ! L’eugénisme s’est déployé sous deux formes, dites « positive » et « négative ». La première relevait de l’intention de produire les hommes les « meilleurs », par croisement des « spécimens humains » eux-mêmes supposés dotés d’aptitudes excellentes. La forme négative se manifestant de son côté par l’élimination des « moins bons », par le moyen de la stérilisation notamment. Il convient d’insister sur le fait que l’eugénisme n’est nullement réductible à ses exactions ostensiblement criminelles, et qu’il ne fut pas du tout l’apanage des régimes politiques totalitaires, en particulier fascistes. Bien souvent, nous confondons l’eugénisme avec ses seules exactions nazies. De sorte que nous échouons à en repérer les manifestations à chaque fois que le lien avec ce régime épouvantable n’est pas évident. Pourtant, il est indispensable de rappeler que l’eugénisme nazi n’est que l’exacerbation monstrueuse d’un phénomène beaucoup plus large. Ainsi, dans les années trente, des scientifiques de renom se sont dits à la fois eugénistes, et hostiles au racisme. En 1939 par exemple, Jean Rostand se fait le défenseur d’une « eugénique » universaliste opposée à la théorie de l’inégalité des races. « Il nous paraît essentiel, disait-il, de dissocier le mensonge raciste de la vérité eugénique. »[1] Il faut encore ajouter que l’eugénisme n’est pas spécialement l’apanage de « la droite » et qu’il fut soutenu par d’éminentes personnalités « de gauche ».

 

La réduction de l’eugénisme à ses concrétisations clairement violentes empêche donc de voir en quoi l’eugénisme peut bien encore nous concerner aujourd’hui. Il est vrai que, désormais, la tentative de produire des enfants par association des spécimens humains conformes à un idéal préétabli semble devenue marginale. Quelques cliniques où l’on choisit des géniteurs en fonction de caractéristiques génétiques apparaissent en Amérique comme la version actuelle des Lebensborn, mais ce n’est pas un phénomène massif. En revanche, la sélection des naissances et l’élimination anténatale de certains enfants à naître est bel et bien massive en cas de repérage de certaines pathologies. Particulièrement lorsque la trisomie 21 est détectée. Ici, il ne s’agit pas de produire un enfant conforme à un idéal, mais la « normalité » est bien le critère à partir duquel se déploie un « sélectionnisme », terme que Vacher de Lapouge (raciste et socialiste, l’un n’excluant pas l’autre !) employait comme terme strictement synonyme du terme d’eugénisme. Il ne s’agit pas de vouloir un enfant parfait et augmenté de caractéristiques extraordinaires, mais d’éliminer les enfants « anormaux » au stade prénatal.

 

En l’occurrence, il n’est tout de même pas inutile de rappeler que la figure de l’enfant « mongolien » renvoie tout de même à un imaginaire raciste, puisque selon la théorie de Down, qui avait d’abord identifié le syndrome, le « mongolien » correspondait à la résurgence de « formes archaïques » et « asiatiques » (!) de l’humanité au cœur de la race blanche.

 

Il est très évident que ce n’est pas du tout pour des motifs racistes que l’interruption médicale de grossesse est devenue un phénomène si répandu en cas de dépistage de la trisomie 21, mais il n’est quand même pas exclu que cet imaginaire continue à être agissant même si nous n’en avons pas conscience.  On parle encore, dans les pays anglo-saxons du « syndrome de Down »… 

 

Au delà des manifestations historiques de l’eugénisme, il faut bien comprendre, comme je l’ai expliqué dans mon livre Bien naître- bien être – bien mourir, Propos sur l’eugénisme et l‘euthanasie[2], que ce phénomène a lui-même été rendu possible par une certaine vision de l’homme qui s’est notamment émancipée de l’idée médiévale suivant laquelle l’homme était « enfant de Dieu ». Avec la philosophie moderne, nous allons progressivement nous concevoir comme « sujet », ainsi que cela se dessine chez Descartes, avant de se déclarer explicitement chez Kant. Le « sujet », sub-jectum, c’est étymologiquement, le fondement, ce qui est jeté sous autre chose pour en constituer la base. Nous pouvons comprendre, à partir de là, que l’homme se conçoive comme le fondement de lui-même, et bientôt comme le créateur de lui-même. Dans un tel horizon, il finit même par vouloir se transformer.

 

O. Rey : Être transhumaniste, c’est penser à la fois désirable, et réalisable dans un futur plus ou moins proche, par des moyens techniques, une modification fondamentale de la condition humaine. Modification si fondamentale (renforcement des capacités déjà existantes et développement de nouvelles facultés, effacement des infirmités, de la souffrance, du vieillissement, de la mort) que des humains ainsi « augmentés » ne seraient plus, précisément, des humains, mais des êtres d’un autre ordre. Telle serait la mission de l’humanité : élaborer les moyens propres à permettre l’avènement d’une post-humanité supérieure. Dans cette perspective, le trans- de transhumanisme renvoie à la fois au statut de l’humanité comme simple état trans-itoire, à traverser, et à la trans-cendance des nouveaux êtres par rapport à nous-mêmes, humains standards, qui auront œuvré à leur advenue.

 

Une manière d’envisager le transhumanisme est de voir en lui la modalité contemporaine d’un sentiment ancien : le caractère intermédiaire de l’être humain, entre, pour aller vite, la bête et le dieu. Mais disant cela, on n’a pas dit grand-chose, car ce qui importe dans le transhumanisme est la façon d’envisager ce caractère intermédiaire. Non plus comme une condition à habiter, mais un état à dépasser, par des procédés techniques. On se trouve là en présence d’un phénomène très particulier : une aspiration au dépassement, d’origine spirituelle, qui se confie entièrement et exclusivement à des moyens matériels pour s’accomplir. Comment expliquer cet investissement complet du désir « d’autre chose » dans la technique moderne ? Il y a la fascination exercée par l’emprise de cette dernière sur le monde. Si la technique a déjà réalisé tant de prouesses, pourquoi ne finirait-elle pas par réaliser la prouesse des prouesses, changer celui-là même qui la met en œuvre ? Il faut compter, également, avec la déception engendrée par cette même technique : les résultats, en termes existentiels, ne sont pas à la mesure de l’ingéniosité et de l’ampleur des moyens déployés. Plutôt que de reconnaître que le pouvoir de la technique a ses limites, et que ce n’est pas dans son extension infinie que l’être humain trouvera son accomplissement, certains préfèrent cultiver l’idée que si la technique n’a pas apporté le salut, c’est que nous n’en sommes restés jusqu’ici qu’aux préliminaires : le véritable objet à transformer, désormais, c’est l’être humain lui-même.

 

Gènéthique : Observez-vous des points de convergence entre eugénisme et transhumanisme ? Si oui, quels exemples ?

 

D. Moyse : Je crois que la présentation de l’eugénisme que je viens de faire laisse entendre que celui-ci, doté des moyens techniques actuels, peux vouloir davantage que sélectionner les naissances par l’utilisation de moyens aussi rudimentaires que l’a été par exemple la stérilisation des « inaptes » !  Nous disposons de capacités diagnostiques et scientifiques incomparablement plus efficaces que les hommes du XIX ème siècle, et nous sentons que le mouvement obéit à une accélération vertigineuse que je laisse le soin de décrire à Monsieur Rey…

 

O. Rey : Un point commun entre eugénisme et transhumanisme est qu’ils sont tous deux, en grande partie, l’émanation d’esprits obsédés par la compétition. Le mouvement eugénique qui a pris son essor dans le sillage de la théorie darwinienne était ancré dans l’idée que le moteur de l’évolution est la compétition pour des ressources rares : accès à la nourriture pour se maintenir en vie, accès aux partenaires de l’autre sexe pour se reproduire. Beaucoup se sont alors effrayés de ce que la société moderne enrayait le mécanisme de sélection, en permettant aux faibles de survivre et d’avoir une descendance, d’où devait s’ensuivre une dégénérescence de l’espèce, que les mesures eugénistes avaient pour mission de prévenir. Avec l’eugénisme d’État, il s’agissait pour chaque nation de disposer d’une population apte à soutenir victorieusement la lutte contre les autres nations. Avec l’eugénisme dit « libéral », dont il est aujourd’hui question, il s’agit pour les parents d’avoir un enfant suffisamment armé pour tenir son rang dans une société de concurrence généralisée. Le transhumanisme s’inscrit dans cette lignée. Même quand il s’habille de vêtements compassionnels – remédier aux handicaps, effacer les inégalités naturelles, etc. –, le transhumanisme est dans son imaginaire profondément imprégné par un esprit de rivalité exacerbée. L’homme augmenté, c’est avant tout un homme plus compétitif. Là où le transhumanisme se distingue de l’eugénisme, c’est dans le choix des moyens. L’eugénisme repose d’abord sur une sélection génétique, positive ou négative. Le transhumanisme entend, quant à lui, utiliser l’éventail entier des techniques, et mise sur leur coalescence pour obtenir des effets totalement inédits. Les gènes sont de la partie, mais pas seulement. Il est aussi question de prothèses, d’implants, et de confluence, via les nanotechnologies, de la biologie, de l’informatique et des sciences cognitives, afin non seulement d’extraire de l’humain le maximum de ce qu’il est possible d’en tirer, mais d’en dépasser toutes les limites.

 

Gènéthique : L’homme augmenté est-il notre seule perspective ?

 

D. Moyse : Si l’histoire de l’Occident se confond avec l’idéal de maîtrise, voire de toute puissance, il n’est malgré tout pas exclu que nous puissions nous réconcilier avec notre finitude, même si la fabrication de l’homme par lui-même semble avoir de beaux jours devant elle. Nous percevons les limites de ce mouvement, et nous comprenons progressivement ce qu’il a d’agressif, non seulement pour les personnes directement concernées par le handicap ou la maladie, qui ont du mal à trouver leur place dans un tel monde, mais au fond pour tout le monde ! Un jeune homme d’une trentaine d’années me disait récemment que sa mère, qui l’avait eu vers 40 ans, lui avait toujours dit qu’elle n’aurait pas accepté un enfant trisomique. Or, loin d’en tirer la fierté de ne pas être trisomique, ce jeune homme m’a dit que cela l’avait toujours angoissé… il avait l’impression que cela avait suspendu sa vie à une condition : celle de ne pas être handicapé ! « Un homme qui aime une femme pour sa beauté, demande Pascal, l’aime-t-il vraiment ? » « Non, répond-il, parce que la beauté passe », et que la personne survivra à sa beauté…. De même, placer le rapport aux enfants à naître sous condition de vérification scientifique n’est pas violent pour les seules personnes qui seraient atteintes de pathologies, mais pour n’importe qui ! D’autant que les diagnostics périnataux permettront de repérer bientôt des pathologies chez n’importe qui !

 

Il est donc possible que l’homme sera vraiment « augmenté » lorsqu’il sera capable de vivre les manifestations de sa finitude autrement que dans un raidissement, et par le rejet de ceux qui les incarnent, et lorsqu’il parviendra à les apprivoiser… Sans cet effort d’apprivoisement, il n’est pas certain que, en fait d’ « augmentation » de l’homme, nous ne soyons pas condamnés à une inquiétante déshumanisation… 

 

O. Rey : J’en reviens à une idée que j’ai déjà esquissée : le transhumanisme comme produit d’une déception, et d’un désarroi. Tout cet activisme technique déployé au cours des derniers siècles, qui devait contenter l’homme en le rendant comme maître et possesseur de la nature, laisse au bout du compte les êtres humains insatisfaits, dans une nature exsangue. Mais plutôt que de changer d’orientation, certains préfèrent la surenchère. Encore un effort, citoyens, pour être libérés ! Il ne reste plus qu’à retourner la technique sur vous-mêmes. Même si, sous couvert d’apothéose de l’humain dans le trans- et posthumain, c’est en vérité d’une résorption de l’humain dans le système des machines qu’il est question.

 

L’autre branche de l’alternative ne consiste pas à édifier des barrières contre le déferlement technique, aussi efficaces qu’un barrage en carton contre les grandes marées océaniques, mais à changer l’état social qui, en exacerbant la concurrence entre les êtres, leur présente la puissance comme souverain bien et leur fait chercher dans la technique le moyen d’avoir le dessus ou, à tout le moins, de ne pas être écrasés. De l’individualisme névrotique, on ne sort pas en lui opposant directement la fraternité universelle, mais en refaisant vivre de véritables communautés humaines, aux échelles où la personne compte vraiment – la famille, le voisinage, la paroisse, la cité… C’est du sein de tels milieux que l’être humain peut s’élever vers le ciel, le même pour tous – et revenir vers la terre. Il se trouve alors augmenté non par des implants, mais par ses liens aux autres. Cela étant, il ne faut pas se leurrer : comme le disait Walter Benjamin, au point où nous en sommes, la force des choses conduit à la catastrophe. Reste que les choses ne sont pas les seules à avoir de la force.

 

 
Danielle Moyse enseigne la philosophie depuis 30 ans. Cher-cheuse associée à l’IRIS, ses travaux portent notamment sur les résurgences de l’eugénisme à travers la sélection préna-tale des naissances en fonction de critères de santé. Elle est chroniqueuse dans le supplément « Sciences et éthique » du journal La Croix et réalise des chroniques audiovisuelles sur le site www.philosophies.tv (Danielle Moyse est expert Gènéthique).

 

Olivier Rey est chercheur au CNRS. Il est passé des mathématiques, qu’il a enseignées à l’École polytechnique, à la philosophie, qu’il enseigne à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Membre de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques, il a publié en 2014 un roman, Après la chute (Ed. G. de Roux), et un essai, Une question de taille (Ed. Stock).
 
[1] Voir P.A. Taguieff , Pouvoirs N°56 : « sur l’eugénisme : du fantasme au débat », janvier 1991.
[2] Moyse, Danielle. Bien naître – bien être – bien mourir, Propos sur l’eugénisme et l’euthanasie. Ed. érès, 2001. 276 p. ISBN : 9782865869251.
Olivier Rey

Olivier Rey

Expert

Olivier Rey est né en 1964 à Nantes. Chargé de recherche au CNRS, d’abord au Centre de mathématiques Laurent Schwartz (1989-2008), puis au Centre de recherche en épistémologie appliquée (2009-2012), aujourd'hui à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques, il a enseigné à l'École polytechnique (1991-2006) et enseigne depuis 2005 à l'Université Panthéon-Sorbonne. Il a publié plusieurs ouvrages dont le premier, intitulé Itinéraire de l'égarement - Du rôle de la science dans l'absurdité contemporaine (Seuil, 2003), étudie la façon dont la science moderne s’est constituée et par quelles voies elle en est venue, avec la technique qu’elle inspire, à capter l’essentiel des forces spirituelles et matérielles des sociétés occidentales. Une folle solitude – le fantasme de l’homme auto-construit (Seuil, 2006), prolonge la réflexion en partant d’un fait concret : le changement d’orientation des enfants dans les poussettes qui s’est opéré au cours des années 1970 – symptôme de la propension des sociétés modernes à tourner le dos aux héritages qui les fondent. Plus récemment Le Testament de Melville (Gallimard, 2011) entend montrer, à travers une étude du chef-d’œuvre posthume de Herman Melville, Billy Budd, marin, la puissance de la littérature pour explorer les questions éthiques et esthétiques. Olivier Rey est également l’auteur d’un roman, Après la chute (PGDR, 2014).

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