Le diagnostic prénatal, “arme redoutable de la sélection invisible”

Publié le 31 Mar, 2014

Par Danielle Moyse (1)

 
Le 21 mars 2014, 3e journée mondiale de la trisomie 21, le Collectif les amis d’Eléonore organisait au Conseil économique social et environnemental (Cese) un colloque sur la trisomie. Danielle Moyse , philosophe, y a soulevé les questions éthiques posées par le diagnostic prénatal (DPN) de la trisomie 21. Interview.

 

G : Dédier une journée mondiale à la trisomie 21 quand on constate l’élimination quasi systématique des fœtus détectés trisomiques n’est ce pas un paradoxe ? Comment expliquez-vous une telle sélection avant la naissance ?

 

D.M : Les 96 % d’élimination anténatale des fœtus porteurs de trisomie 21 rendent d’autant plus nécessaire une journée mondiale de la trisomie 21 qui met à l’honneur les personnes qui en sont porteuses. Cette nécessité peut même apparaître comme une urgence à l’aube de la possible mise en place de tests encore plus efficaces ! Une telle journée peut aussi apparaître comme dérisoire face à la puissance du dispositif technique, économique et juridique auquel nous sommes confrontés. Qu’elle puisse encore exister témoigne néanmoins, espérons-le, du fait que ce dispositif  n’est pas encore venu à bout de notre humanité.
 

Pareille sélection trouve immédiatement son origine dans la possibilité du dépistage prénatal. Grande est la tentation d’éliminer avant leur naissance des fœtus porteurs de certaines maladies (et nul ne peut dire qu’il n’y succomberait pas !), lorsqu’on ne sait pas soigner. Pour ouvrir le possible passage à l’acte de cette tentation, il fallait non seulement la technique, mais aussi une loi. Notre code de la santé publique déclare qu’on peut interrompre une grossesse “à toute époque” quand “il existe une forte probabilité que l’enfant à naître soit atteint d’une affection d’une particulière gravité au moment du diagnostic”.

Mais bien plus radicalement, le dispositif sélectif trouve des origines philosophiques qui ont induit progressivement, en particulier depuis le XVIIe siècle, une vision du rapport de l’homme à la nature, à la naissance et à la mort qui a elle-même rendu possible des dérives historiques dont il n’est pas sûr que nos esprits soient entièrement libres. Le tournant par lequel l’homme s’est donné pour mission, par la voix de Descartes, de devenir « comme maître et possesseur de la nature » devait un jour aboutir à ce que naissance et mort soient prises dans cette affirmation de puissance et à ce que tout ce qui était à même d’y contrevenir soit considéré comme « indésirable ». L’infirmité, la maladie, la faiblesse sont le revers de la marche à la toute puissance du monde occidental moderne.

La hiérarchisation des vies a trouvé dans cette orientation ses conditions de possibilité. N’oublions pas que l’identification du syndrome de Down fut réalisée par le Docteur Down, théoricien de la sélection des races, qui parlait des caractères “ethniques” de ceux que nous appelons, depuis J. Lejeune, les trisomiques. Ces derniers étaient supposés correspondre à la résurgence au sein de la race blanche d’un état inférieur de développement de l’humanité. Ce qui sous tend le dispositif sélectif correspond à la rencontre complexe de tous ces facteurs.
 

G : Vous avez  réalisé une étude sur le DPN auprès des obstétriciens. Quel était l’objectif de cette étude, et qu’en avez-vous retirée ?

 

D.M : Cette étude avait été réalisée avec Nicole Diederich après l’« arrêt Perruche » (qui indemnisait Nicolas Perruche parce que sa mère n’avait pu recourir à une interruption médicale de grossesse en raison d’une erreur de dépistage qui l’avait déclarée à tort immunisée contre la rubéole). Elle avait pour but de faire un état des lieux de la pratique du dépistage prénatal et de l’interruption médicale de grossesse. En effet, suite à cette décision de justice, les obstétriciens avaient brandi la menace de ce qu’ils avaient appelé “un eugénisme de précaution” qui entraînerait des interruptions médicales de grossesse au moindre doute sur l’état du fœtus, pour éviter des procès.
 

A l’époque, en 2005, cette décision de justice avait surtout entraîné l’abandon de la profession d’échographiste prénatal par un grand nombre de ceux qui ne la pratiquaient pas exclusivement et étaient donc plus à risque d’erreur, les assurances ayant de toute façon augmenté de manière spectaculaire.

Le résultat immédiat avait donc été une baisse du nombre des praticiens et la mise en place d’un accès inégalitaire à l’échographie fœtale, certaines régions étant délaissées. Je ne sais si les choses se sont rééquilibrées depuis, mais nous nous étions demandé alors, si les revendications de justice sociale allaient désormais passer par un égal accès aux possibilités de sélectionner les vies !!

Nous avions été frappées par le malaise d’un certain nombre de praticiens qui aspiraient à une redéfinition des objectifs du dépistage prénatal dont plusieurs affirmaient qu’il n’avait pas été mis en place pour sélectionner les naissances, mais pour y préparer. Ils appelaient de leur vœux un vaste débat.

 

G : Voyez-vous le diagnostic prénatal non invasif (DPNI) comme un “progrès éthique”comme le disait le CCNE dans son avis 120 ?

D.M : Evidemment, on ne peut pas déplorer que l’amélioration de la fiabilité des tests diminue les risques d’erreurs de diagnostic qui aboutissent à l’élimination de fœtus qui auraient, sans  cette erreur, abouti à une naissance ! Mais c’est là qu’apparaît toute la perversité du système : pour préserver des enfants à naître, on est fortement tenté d’applaudir à l’apparition de ces tests ! Mais dans le temps où l’on se félicite alors de la préservation d’enfants “sains”, on se réjouit de la possibilité de ne plus “rater” bientôt aucun enfant “malsain” !

Il est évident que le test non invasif, moins violent pour les femmes, peut être l’arme redoutable d’une sélection invisible dont le Professeur Testart a dénoncé le risque dès les années 90.

G : J.Testart alerte sur l’eugénisme provoqué par le diagnostic préimplantatoire. Pensez-vous que le DPN peut conduire au même effet ? Pour vous, quelle société créons-nous ?

 

D.M : J. Testart prouve que la liberté est toujours possible face à la technique. Acteur éminent de la pratique de l’AMP, il offre l’exemple d’un scientifique qui a réorienté ses recherches à partir de ses inquiétudes. Tout n’est donc pas perdu. Reste à savoir jusqu’où ce type de résistance peut faire exemple, sinon école ! Quoi qu’il en soit, il est clair que plus l’enfant est fabriqué, plus on est tenté de le fabriquer comme on le désire. C’est-à-dire sans “défaut” ! Il me semble que le DPN, avec le nouveau test non invasif, peut être l’arme d’une sélection invisible plus massive que le DPI qui suppose qu’on fasse une fécondation in vitro. Sauf à supposer qu’on aille vers une généralisation de cette pratique, il semble que, pour le moment, c’est le DPN qui est l’instrument le plus fréquent de la sélection. Les deux instruments vont de toute façon dans le même sens, à cette énorme différence près, que le DPI a été créé pour sélectionner et participe entièrement de la confusion entre “thérapie” et “élimination”, alors que le dépistage prénatal a été inventé à des fins thérapeutiques. Dans le “DPI”, On produit un embryon avec l’intention d’éliminer ceux qui ne seraient pas conformes.   

Bien sûr, naissance et mort ont lieu dans le même monde ! C’est-à-dire dans ce monde où la course à la toute puissance nous a paradoxalement rendus très fragiles à l’accueil de l’imprévu, de la douleur, de l’obstacle. Mais au fond, c’est très logique. Notre ambition de maîtrise ne peut qu’être dérangée par toutes les manifestations de notre finitude. Jusqu’où irons-nous pour nous débarrasser de l’aléa, de l’incertitude, de la peur d’avoir peur ?!

 

1.Danielle Moyse enseigne la philosophie depuis 30 ans. Agrégée de l’Université et titulaire d’un Doctorat, elle est chercheuse associée à l’institut de Recherches Interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux (IRIS, Paris). Ses recherches et les ouvrages qui en sont issus se sont notamment orientés vers la description des possibles résurgences de l’eugénisme à travers la sélection prénatale des naissances en fonction de critères de santé. 

Danielle Moyse

Danielle Moyse

Expert

Danielle Moyse enseigne la philosophie depuis 30 ans. Chercheuse associée à l’IRIS, ses travaux portent notamment sur les résurgences de l’eugénisme à travers la sélection prénatale des naissances en fonction des critères de santé. Elle est chroniqueuse dans le supplément « Sciences et éthique » du journal La Croix et réalise des chroniques audiovisuelles sur le site www. Philosophies.tv.

Partager cet article

Textes officiels

Fiches Pratiques

Bibliographie

Lettres