La force du paradoxe : comment les plus fragiles révèlent la puissance de « l’envie de vivre »

Publié le 25 Oct, 2023

Composer avec nos fragilités n’est pas toujours simple dans une société du paraître et de la performance. Muriel Derome est expert judiciaire, psychologue et psychothérapeute en réanimation et neurologie pédiatrique à l’hôpital Raymond-Poincaré de Garches et en libéral. Elle est aussi conférencière et auteur de plusieurs livres, parmi lesquels Le courage des lucioles [1].

Elle nous invite [2] à aller à la rencontre de ses patients. A leur suite, apprenons à ne plus avoir peur de nos failles, et accueillons la vie jusqu’au bout.

Au cœur de notre société « tyrannisée » par des normes de beauté idéalisées et des standards de performance intenables, nous ne pouvons jamais nous conformer complètement aux injonctions sociétales, familiales, conjugales ou individuelles. Au lieu de dénoncer la dystopie dans laquelle on tente de nous engluer chaque jour davantage, et la souffrance qu’elle engendre, beaucoup s’épuisent à rechercher la perfection.

Le culte du paraître et les pressions exercées par les médias ou les réseaux sociaux ont exacerbé ces injonctions, créant un environnement hostile où chaque faiblesse est exploitée. On s’affiche, se cherche, se définit par le regard des autres, de sa communauté, de ses « followers ». Les jeunes sont particulièrement vulnérables, convaincus que leur valeur est intimement liée à leur apparence, et à leur capacité à atteindre des niveaux de performance extraordinaires dans tous les domaines. Cette pression constante conduit un nombre croissant de personnes à avoir des envies suicidaires.

« Nos failles font partie intégrante de nous même »

« Comment faire avec nos fragilités ? » est pourtant la question centrale de notre vie. Si nous n’accueillons pas notre propre fragilité, les difficultés risquent d’apparaître aussi bien dans notre relation à nos amis, notre famille, notre conjoint, et même avec nos collègues. Il ne s’agit pas de se contenter de la « moins bonne version » de nous-même, ni d’entrer dans un laxisme où tout se vaut, mais de réaliser que nos failles font partie intégrante de nous-mêmes. Les accepter est essentiel à notre épanouissement. Partager nos fragilités, ne plus avoir peur de cette part de notre humanité que nous ne maîtrisons pas toujours, nous rapproche les uns des autres, et nous évite de nous rigidifier.

Ma pratique de psychologue en libéral, mais aussi en réanimation, m’amène à accompagner de nombreuses personnes dans leurs questionnements sur leurs failles, leur part d’ombre, et même sur la mort. Chacun chemine différemment.

Dans mon cabinet, des patients en bonne santé, à qui tout semble sourire, me font part de leur désir de mourir lorsqu’ils ne trouvent pas de sens à leur vie. Ainsi, Emilie, treize ans, voulait en finir alors qu’elle avait « tout pour elle ». En pleine nuit, elle m’appelle : « je suis sur le pont à coté de l’autoroute, je vais sauter ». Pouvoir dire la noirceur de ce qui l’habite, avoir quelqu’un à qui dire sa fragilité, évite le passage à l’acte. Monsieur X, la quarantaine, brillant ingénieur ayant tout réussi dans sa vie, se met, lui, soudain à penser qu’il serait préférable que sa vie s’arrête car il ne parvient plus à tout contrôler. Mettre des mots sur ses failles, sur ce qu’il vit au plus profond de lui, le libère peu à peu. Il ose alors confier sa fragilité : une nouvelle dynamique peut se mettre en place.

A l’hôpital, des patients très lourdement handicapés, comme Camille, m’apprennent à me libérer du regard des autres, et à ne pas avoir peur de mes failles, de mes limites et de mes fragilités. D’autres jeunes me transmettent leur désir de vivre en savourant la vie jusqu’au bout, dans ce qu’elle a de plus simple et de plus beau. C’est le cas de Khalid qui, à l’exception d’un petit doigt, est entièrement paralysé (cf. « Pleinement vivant » malgré un « corps qui me bloque »). Il ne peut communiquer qu’avec ses yeux et un doigt qui lui permet de manier une souris d’ordinateur.

Apprendre à prendre soin

Les soignants sont également source d’inspiration. Quand Corinne, aide-soignante, a commencé à travailler, elle se disait : « tu es soignante, tu ne peux pas faire de discrimination, t’occuper des patients “jolis” et délaisser les autres. Allez ! Vas-y ! ». Aujourd’hui, elle est une ressource essentielle pour les jeunes recrues qui ont les jambes tremblantes en prenant leur service. Elle ne considère pas les patients comme des malades, mais avant tout comme des personnes, des enfants dont elle s’efforce d’adoucir la vie. Elle les masse, leur fait écouter de la musique, les soulève de leur fauteuil pour les prendre dans ses bras et danser avec eux. « Dans leur cœur, dans leur âme, ce sont des enfants normaux, même si, parfois, on ne peut pas discuter avec eux. Il y a d’autres moyens de communication : le toucher, le regard, l’atmosphère… » dit-elle souvent.

Je n’ai pas toujours eu la force de Corinne. Ainsi, quand je rencontre Camille pour la première fois, je suis horrifiée par le mouvement de répulsion qui s’impose à moi lorsque je découvre son extrême maigreur m’évoquant les rescapés des camps de concentration (cf. « S’accepter et se montrer vrai »). Malgré ma réaction, Camille me met tout de suite à l’aise : « t’inquiète, ça fait toujours ça la première fois mais tu vas t’habituer ! ». Je comprends à cette occasion qu’il nous faut nous aussi, les soignants, apprendre à faire avec nos fragilités.

Il est tout à fait normal d’être mal à l’aise devant certaines personnes au corps déformé ou très douloureux, cela ne signifie pas pour autant que nous ne pouvons pas apprendre à prendre soin d’eux. C’est en consentant à nos limites, à nos failles que nous pourrons ensuite prendre soin de nos patients. C’est en observant leur façon d’accueillir leur infirmité, et en accueillant tout ce qu’ils nous donnent, que nous leur permettons de rester dans une belle estime d’eux-mêmes.

La force de vie qui se révèle

Dans le service de réanimation, au cœur de la souffrance, de la maladie, du handicap et même de la mort, c’est avant tout la force de la vie qui se révèle. A la question « es tu heureux ? », la réponse de Khalid est sans appel : « oui, je suis heureux… je suis heureux de vivre ».

Me revient alors cette remarque qu’un jour un petit garçon tétraplégique avait faite après avoir entendu sa mère pleurer et se lamenter : « il ne peut rien faire, il fallait le laisser mourir ! » L’enfant en avait eu le cœur brisé mais cette phrase l’avait aussi poussé à réfléchir sur son état : « ils disent que je ne peux rien faire, mais c’est pas vrai ! » s’était-il exclamé devant moi. « Je peux encore être gentil ».

Ces enfants complètement « assistés » témoignent que la vie vaut la peine d’être vécue. Et cette vie-là, Khalid la goûte à fond, parfois par procuration, quand il écoute les soignants lui raconter leurs promenades, leurs enfants, leur chien ou leur chat, l’odeur de la forêt et celle de la plage, le goût de la pizza trois fromages, etc. Oui, en dépit des appareils et des nombreuses complications ventilatoires liées à une trachéotomie, Khalid savoure la vie, sa vie, sans passer son temps à rêver d’un autre destin. Quelle leçon !

Attentifs à l’essentiel

Il m’est souvent arrivé que des parents, affolés par l’annonce du pronostic létal concernant leur enfant, m’attrapent par la manche et me demandent : « surtout, ne lui dites pas qu’il va mourir ». La première fois que j’ai entendu cette parole, c’était pour Elise, trachéotomisée, alimentée par sonde, en dépression (cf. « Savourez chaque instant »). Après qu’elle a tenté de se suicider, à la demande des soignants, je vais à sa rencontre. Assez vite, Elise évoque sa mort. « Je sais que je vais mourir, mais les médecins sont trop lâches pour me le dire et mes parents trop tristes pour m’en parler » affirme-t-elle. S’ouvre alors pour elle, au cœur de chacune de nos rencontres, la possibilité d’échanger sur ce qu’elle ressent, sent, pense, imagine de ce qui l’attend.

Elise entre dans une autre étape de sa vie, et tous ceux qui l’entourent perçoivent qu’elle est progressivement habitée par une grande sérénité. Elle me répète souvent : « je suis prête ». Elle fait le bilan de sa vie et me confie : « j’ai tellement aimé… Certains ont besoin de quatre-vingt-dix ans pour aimer comme ça, mais moi, en dix-sept ans, j’ai connu des moments tellement intenses avec des amis, ma mère, mon grand-père et… un garçon ! » Nous parlons longuement de ce qu’apportent une attention réelle tournée vers les autres, le souci de faire les choses avec amour, douceur, bienveillance, le bonheur de pouvoir donner.

En phase terminale, Elise perd le peu d’autonomie motrice qui lui reste, et l’usage de tous ses sens, à l’exception de la vue et du toucher. Elle continue malgré tout à être dans la vie, et à donner un élan de vie à ceux qui osent se poser à côté d’elle. Elle cligne des yeux pour désigner des lettres, formant ainsi des mots, des phrases qui vont dans le sens de s’émerveiller de l’instant présent : « tu as vu la beauté des nuages ».

Lorsqu’elle meurt, une part de moi est heureuse et soulagée : Elise a retrouvé le goût de vivre jusqu’au bout et, dans ce cheminement, ses parents lui ont tenu la main. Par sa façon de vivre la fin de sa vie, elle nous a donné envie de mieux savourer la nôtre, en étant attentifs à l’essentiel. Ses parents lui ont exprimé tout le bonheur qu’elle leur avait procuré, et tout ce qu’elle représentait pour eux. Ils se sont ainsi préparés à un deuil un peu moins douloureux.

Habiter pleinement l’instant

Il nous faudra presque dix ans, en équipe pluridisciplinaire, pour conduire notre réflexion, pas seulement sur ce que nous pouvons « faire », mais aussi sur notre « manière d’être » et cette question reste récurrente. Nous savons maintenant combien la beauté d’un regard, la délicatesse d’un geste, la douceur d’une voix, la gentillesse de quelques mots apportent à nos patients.

Ces enfants, ces jeunes, par leur façon d’être, interrogent notre société sur la place qu’elle ne laisse pas toujours aux plus faibles, à ceux qui pourtant nous révèlent avec tant de justesse un peu du mystère de notre humanité. S’ils suscitent spontanément en nous la révolte contre l’injustice et la souffrance, l’absurdité du mal, ils sont aussi une invitation à accueillir l’essentiel, à habiter pleinement l’instant, et à réinventer sans cesse la vie.

Paradoxalement, le handicap extrême ou la maladie, même grave, révèlent la puissance de la vie. Grâce à ma pratique hospitalière, ma vie n’a pas la même saveur, ni le même sens. Je ne pourrais jamais accepter le décès d’un enfant mais, aujourd’hui, je ne cherche plus à répondre aux inlassables « pourquoi » qui peuvent surgir, j’ai compris que cela dépense mon énergie de façon stérile. Seuls les « comment » sont importants, car ce sont eux qui font grandir. Je m’efforce uniquement de trouver comment vivre chaque situation, comment accompagner chaque enfant, chaque famille, chaque soignant. Cette recherche donne lieu à autant de réflexions que d’émerveillements.

« Nous avons tous en nous une part d’ombre »

Toutes ces rencontres m’ont appris qu’il est essentiel de ne pas laisser la peur de nos fragilités diriger notre vie. C’est exigeant, mais c’est vrai. Lorsque nous comprenons que nos fragilités sont la preuve même de notre humanité, et que nos failles évitent à notre cœur de se durcir, de se rigidifier, nous sommes soudain beaucoup plus libres qu’avant.

Nous avons tous en nous une part d’ombre. Nous avons souvent juste besoin de quelqu’un qui écoute. Ecoute vraiment sans nous couper par des « t’inquiète » ou « moi aussi, l’autre jour ».

Dire « je veux mourir » c’est avant tout chercher à être en relation avec celui à qui on le dit, chercher à le faire réagir. Si en ouvrant notre part d’ombre, l’autre nous pousse à plonger dans « l’obscurité totale », alors toute rencontre peut devenir risquée. Le jour où dire « j’ai peur… », « j’ai peur de ne plus y arriver… j’ai peur de souffrir… », « je veux que tout s’arrête car j’ai trop peur de décevoir ou d’être déçu par mes proches », « je veux mourir, tellement je me sens seul… » entraînera comme seule réponse la proposition d’un suicide assisté ou d’une euthanasie, sans alternative d’écoute, alors notre humanité à tous s’en trouvera gravement ébranlée.

Apprenons à consentir à nos fragilités

A l’inverse, pouvoir partager ses failles rapproche. Pour vivre une relation vraie, reconnaissons nos fragilités.

À l’instar du Kintsugi, un art japonais qui consiste à restaurer des objets cassés ou abîmés, non pas en dissimulant les fêlures, mais en les sublimant avec de l’or, apprenons à consentir à nos fragilités, à nos imperfections, tout en essayant de faire notre « mieux du jour ». C’est notre authenticité qui permettra à nos interlocuteurs de confier leurs difficultés, et d’être au plus juste dans nos réponses.

Comme l’ont expérimenté Camille, Elise et Khalid, c’est en reconnaissant nos limites et nos vulnérabilités, en les acceptant et en osant les exprimer, que nous pouvons ensemble trouver des solutions. Nos failles nous feront peut-être souffrir, mais les reconnaître et les accueillir permet de découvrir une joie intérieure toute nouvelle, et bien plus vaste que tout ce que nous avons déjà connu. Un chemin de liberté s’ouvre alors devant nous.

 

[1] Le courage des lucioles, éditions Philippe Rey

[2] Avec le concours de Kathleen Espié-Segal, Géraldine Evrard et Virginie de Préval, stagiaires psychologues qui ont contribué à la rédaction de cet article

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