La « folie CRISPR »

Publié le 12 Avr, 2016

« Révolution génétique », « tsunami biotechnologique », « outil fantastique » : la découverte de CRISPR-Cas9, nouvel outil de génétique, mêle espoirs et inquiétudes, et suscite depuis un peu plus d’un an le débat. A l’origine, une publication de deux chercheuses, Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna, en 2012.

 

Le « CRISPR-Cas9 » est un outil « qui permet de modifier le génome en supprimant ou en ajoutant des gènes, ou encore en les activant ou en les rendant muets », explique Pascal Jacob. Il s’agit d’ « éditer le génome », c’est-à-dire de modifier de façon contrôlée la séquence du génome en des sites précis. Depuis une quinzaine d’années, plusieurs approches ont été développées pour modifier le génome de façon efficace. Le système CRISPR-Cas9, issu du décryptage d’un système immunitaire bactérien, suscite l’engouement, car contrairement aux précédents outils, il est facile à mettre en œuvre, peu onéreux, précis et rapide. Les applications potentielles sont variées : en recherche, pour mieux comprendre le rôle des gènes, mais aussi en thérapeutique, pour corriger les maladies génétiques, améliorer la compatibilité des organes porcins avec l’être humain, ou encore éradiquer des espèces vecteurs de maladies.

 

Gènéthique a interrogé des experts pour distinguer les promesses des menaces apportées par cette nouvelle technique : Alexandra Henrion-Caude, directrice de recherche à l’Inserm, Marie-Jo Thiel, directrice du CEERE[1] à l’Université de Strasbourg et membre de la Commission européenne de bioéthique (EGE), Albert Barrois, blogueur scientifique[2], et Pascal Jacob, philosophe.

 

Un outil révolutionnaire ?

 

Alexandra Henrion-Caude compare CRISPR à un « Tipp-ex génétique » car comme l’utilisateur du correcteur liquide, les séquences CRISPR cherchent la cible génétique à modifier. Après la coupure permise par l’enzyme Cas9, une étape de « collage » vise à rassembler « les bouts, soit après avoir effacé une lettre, un mot ou plusieurs mots, soit en remplacement de phrase(s) c’est-à-dire de gène(s). Dans notre jargon, ce changement de l’information génétique s’appelle l’édition». Toutefois, elle tempère : « J’estime que si la technique de l’outil est plutôt jolie, plutôt élégante, facile à mettre en œuvre, il ne révolutionne pas notre connaissance ». Le procédé, largement accessible à tout laboratoire et pour un coût modéré, a permis de diffuser et de « banaliser » son utilisation pour modifier génétiquement les informations de différentes espèces. « Cependant », note Alexandra Henrion-Caude, « nous appliquions d’autres techniques d’insertion ou de remplacement depuis longtemps et très largement ».

 

Cette « boite à outils », Albert Barrois estime au contraire qu’elle a « toute sa place dans les laboratoires de recherche » et qu’elle « révolutionne déjà les approches utilisées ». Dans le domaine thérapeutique en effet, « c’est la première fois que l’on dispose d’une boite à outils aussi performante, et si son utilisation est contrôlée par de saines limites éthiques, les patients pourraient en bénéficier rapidement ». Il ajoute : « Associée aux nouvelles perspectives de thérapies cellulaires ouvertes par les cellules souches ou les cellules iPS, les laboratoires ont désormais des outils extrêmement puissants à leur disposition ». Toutefois les analogies avec le « couteau suisse » ou le « ciseau génétique » sont trop simplistes pour Marie-Jo Thiel qui estime qu’elles « donnent à penser à une précision chirurgicale vérifiée par le travail de raison, ce qui n’est pas le cas ».

 

Un outil fiable ?

 

CRISPR-Cas9 s’est répandu à une vitesse éclair dans les laboratoires du monde entier. Quittant désormais le domaine de la fiction, la technique est couramment utilisée par de nombreux chercheurs. A bon et à mauvais escient d’ailleurs…  « La relative simplicité de la technologie rend inventif pour le meilleur et sans doute, comme toujours, le moins bon… », déplore Marie-Jo Thiel. Comment ne pas évoquer ces chercheurs chinois qui ont ému la communauté scientifique internationale en annonçant en avril 2015 qu’ils avaient pratiqué « le Tipp-Ex génétique chez les embryons humains » ? (cf. Modifications génétiques d’embryons humains : une fracture symbolique qui appelle un sursaut éthique) Aujourd’hui, regrette Alexandra Henrion-Caude « dès lors qu’une technique existe, peu importe d’en connaitre les conséquences, d’en mesurer la dimension éthique et encore moins de se soucier de disposer d’un arsenal qui permettrait de suivre les conséquences de ce qui est fait. La préoccupation est d’utiliser la technique puisqu’elle est là ».  

 

Pourtant, s’il faut encore du temps pour faire mûrir cette technique et la rendre encore plus fiable, Albert Barrois estime que « c’est sans doute l’affaire de moins de cinq ans, peut être même moins ». Pour lui en effet, « CRISPR est déjà très fiable ». Car, si « le risque zéro n’existe pas, il faut le réduire le plus possible ». De son côté, Marie-Jo Thiel estime que si « la technique est accessible », elle n’est cependant « pas encore réellement maîtrisée ».

 

Restent deux difficultés à contourner pour les applications en thérapie génique : corriger un nombre suffisant de cellules d’un organisme donné, et s’assurer qu’on ne modifiera le génome qu’à l’endroit prévu. Tout d’abord, en modifiant le patrimoine génétique d’un embryon, « on constate un mosaïcisme cellulaire, qui fait que certaines cellules sont modifiées et d’autres non, beaucoup plus important que prévu». Albert Barrois en conclut qu’ « on ne peut donc exclure d’avoir corrigé seulement certaines cellules mais pas toutes, ce qui pourrait être désastreux ». Par ailleurs, CRISPR-Cas 9 « occasionne un certain nombre de mutations non désirées, non planifiées », explique Alexandra Henrion-Caude. « Comme un mauvais élève ferait des tâches de Tipp-Ex non maitrisées sur sa copie en plus de la modification souhaitée. C’est l’effet ‘off target’. Dès lors, nous devrions être tellement plus prudents que nous ne le sommes ».

 

Cet appel à la vigilance et à la prudence est aussi celui de Marie-Jo Thiel qui s’interroge sur la pertinence des applications de la technique. Tous les vivants « y compris l’embryon humain au stade zygote sont potentiellement concernés, mais pour quels avantages ? Paradoxalement, il se pourrait qu’à défaut d’écouter les spécialistes de l’éthique, on écoute les résultats des marchés qui, quand ils ne vendent pas, laissent tomber la pratique ». Ainsi, l’élimination d’embryons génétiquement « anormaux » repérés par dépistage préimplantatoire pourrait être préférée à leur correction par CRISPR Cas9.  « Car c’est toujours plus facile de repérer les embryons exempts de ce gène (pour les implanter) que de modifier le zygote ! » constate Marie-JoThiel.

 

L’urgence d’un encadrement éthique

 

Les deux chercheuses, conscientes de l’impact de leur découverte, recommandent d’« avancer pas à pas », car « dès lors que l’on manipule le patrimoine génétique du vivant, il y a un risque ».

 

« Comme toute technique d’intervention sur le vivant, CRISPR possède une puissance que nous avons à dominer », explique Pascal Jacob qui élargit, « s’il est évident que nous ne devons pas nous priver d’une technique capable de guérir, nous devons aussi nous prémunir contre le regard que la technique peut nous conduire à poser sur la personne malade : elle est un sujet au service duquel la technique n’est qu’un moyen, et non pas un objet ».

 

Ainsi pour Albert Barrois, l’utilisation chez l’homme de CRISPR-Cas9 se pose à deux niveaux éthiques différents « qui ont déjà fait l’objet de colloques et rapports tant aux États-Unis qu’en Europe et en France ». Le premier niveau concerne « la question de savoir si les modifications seront transmissibles ou non : les modifications [des cellules] somatiques[3], qui ne seront pas transmises à la génération suivante, ne posent pas de problème majeur ; en revanche les modifications germinales qui seront transmises, outre qu’elles concerneront la plupart du temps un embryon de quelques cellules, et donc une FIV[4] et des étapes de sélection, pourront avoir des conséquences plus graves car toute erreur sera transmise en même temps que la correction à tous les descendants ». Le deuxième niveau touche davantage « la modification elle-même ; va-t-on chercher seulement à corriger pour redonner une fonction normale, ou va-t-on chercher à augmenter certaines capacités ? » En mettant de coté l’aspect FIV, puisqu’en effet la modification embryonnaire via CRISPR-Cas9 ne peut s’envisager aujourd’hui que dans le cadre d’une fécondation in vitro, on pourrait juger plus juste éthiquement de vouloir éradiquer une maladie par thérapie germinale, plutôt que de modifier le génome de façon somatique, mais dans le but d’augmenter la masse musculaire d’un sportif.
 

La question est d’autant plus pertinente qu’à ce jour « cette technologie n’offre pas de garantie de sécurité » comme le rappelle Marie-Jo Thiel qui estime que, de ce fait, « elle ne saurait être mise en œuvre tout particulièrement pour les gamètes et les embryons » puisque toute modification est, dans ce cas, transmissible.

 

Aussi, la recherche d’une prise de conscience internationale semble nécessaire à Alexandra Henrion-Caude pour que « des limites soient définies par une analyse objective et consensuelle portant sur les conséquences de l’ensemble des modifications génétiques réalisées depuis Asilomar[5], en 1975 ». Elle estime que « nous apprendrions certainement beaucoup de celles qui ont eu un réel bénéfice pour l’homme et son environnement, et celles qui n’en ont pas eu. En d’autres termes, éprouver la science et ses applications au feu de l’histoire et d’une Cour Internationale virtuelle devant laquelle, loin de tout conflit d’intérêt financier, il nous faudrait passer en revue, le bien fondé des modifications génétiques sur le vivant que nous avons pu réaliser ». Elle s’interroge : « Est-ce que nous ne devrions pas à la société de pratiquer un tel exercice intellectuel pour voir plus clair sur ce qu’il faut faire et ne pas faire ? La logique qui mène à mesurer les conséquences de nos actes ne pourrait-elle pas s’appliquer aux scientifiques ? »

 

Des questions nécessaires parce que, comme l’explique Pascal Jacob, « le temps de la technique, très rapide, n’est pas celui de la politique, toujours plus lent. C’est pourquoi le chercheur doit laisser au politique le temps du discernement ». Avec CRISPR, « le danger, qui n’est pas neuf, est de faire rentrer l’humain dans le système marchand. Appliqué aux gamètes, le risque est grand là aussi, car il s’agit de la possibilité de provoquer une mutation génétique héréditaire dont nous sommes loin de maîtriser les conséquences. En arrière fond plane toujours cette idéologie transhumaniste pour qui l’homme peut désormais être acteur de sa propre évolution. Sans jeter le bébé avec l’eau du bain, il faut donc appeler à la prudence ».

 

[1] Centre Européen d’Enseignement et de Recherche en Ethique.

[3] Les cellules somatiques sont toutes les cellules du corps n’appartenant pas à la lignée germinale (gamètes et cellules germinales).

[4] Fécondation in vitro.

[5] Conférence organisée par le scientifique Paul Berg, qui appelait à un moratoire sur les manipulations génétiques, afin d’éviter que des bactéries génétiquement modifiées puissent se disperser dans l’environnement.

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