Dans La Vie, Alain de Broca, neuropédiatre au CHU d’Amiens, philosophe et responsable de soins palliatifs pédiatriques réagit au récent sondage sur l’euthanasie et évoque les paradoxes de l’homme moderne face à la mort (Cf. Synthèse de presse du 02/11/10). La question binaire des sondeurs : "pour ou contre l’euthanasie?" occulte la complexité de la réponse à la souffrance des personnes en fin de vie. Régis Aubry, président de l’Observatoire de la fin de vie, a aussi insisté sur le caractère limité et très réducteur de ce sondage : "On pose aux gens des questions en termes binaires sur un sujet éminemment complexe. Il est permis alors de s’interroger sur ce qui fonde leurs réponses, leur connaissance des enjeux, la place de leur subjectivité, de leurs peurs. C’est une vision de bien-portant. Quelles réponses aurait-on eu en interrogeant les principaux intéressés ?"
"Que ne faisons-nous pas dire aux personnes en fin de vie!" constate Alain de Broca qui souligne que l’euthanasie est le plus souvent demandée pour celui qui ne peut pas se donner la mort. Or, "qu’aurait fait réellement le malade s’il pouvait attenter lui-même à sa vie ? Le suicide n’est pas si fréquent dans les situations de fins de vie extrêmes". Expliquant qu’il est "facile de parler pour les autres quand on est bien soi-même", il constate que la rationalité de l’homme postmoderne, qui fait prévaloir un devoir de "maîtrise permanente", rejette toute contingence et le hasard de la vie. L’homme moderne, replié dans son individualité, oublie qu’il n’existe que par et avec ceux qui l’entourent et lui permettent de dire qu’il est. En voulant maîtriser sa vie et repousser toujours la mort biologique, l’homme du XXIème siècle réduit la vie à n’être qu’une suite d’instantanés sans pouvoir lui donner un sens, une histoire. Après avoir vénéré le médecin, l’homme contemporain "en bafoue toute la vocation en lui demandant d’achever l’humain qu’il a passé tant de temps à accompagner et à soigner ! Pourquoi ne pas remettre au goût du jour la fonction de bourreau. Au moins, il était un vrai professionnel. Il avait un statut qui lui permettait de faire un travail sobre, efficace […]. Car la mise à mort, c’est ainsi qu’il faut parler, doit avoir un rituel social et technique. Il doit être codifié pour que ce dernier geste paraisse compassionnel, alors que ce n’est qu’un meurtre par nature". Faire sortir du champ judiciaire la mort donnée à autrui, par une loi permissive, "ne peut que donner à penser que le politique se débarrasse des citoyens les moins fortunés (c’est-à-dire chanceux)". Si l’homme se pense ainsi, comme pouvant donner la mort à autrui, comment "croire encore à une société qui par sa violence même déconstruirait l’humanité ?" A ceux qui prônent l’alignement sur des pays voisins en matière de fin de vie, Alain de Broca propose de venir accompagner son équipe jour après jour avec les familles endeuillées et les enfants en soins palliatifs pour qu’ils voient "la force de l’intersubjectivité jusqu’au bout de notre parcours terrestre". Ces personnes auront "peut-être envie de dire merci à une société qui prônera de [les] secourir et ce, jusqu’au dernier terme de [leur] vie".
La Vie.fr 02/11/10, 08/11/10