Eugénisme : gommer le mot ou poser des limites ? Le choix du comité d’éthique

Publié le 25 Juil, 2022

Article initialement publié dans la revue Esprit de juillet-août 2022 sous le titre « La quête de pureté – Critique des diagnostics génétiques »

Dans un avis récent, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) s’oppose à l’emploi du terme « eugénisme » pour qualifier « les pratiques médicales contemporaines et la médecine du futur[1]» (cf. Avis du CCNE : « L’eugénisme n’a plus besoin de coercition » ; Avis du CCNE : « Ce qu’il y a de problématique dans l’eugénisme, est-ce le fait qu’il émane de l’Etat, ou qu’il procède à la sélection des vies ? »). Pour lui, comme pour nombre de nos contemporains, l’eugénisme correspond nécessairement à une politique d’État et à des pratiques autoritaires[2]. La critique de cet avis nous paraît nécessaire au moment où ce comité influent se montre progressivement favorable à toutes les propositions de la génétique, laquelle est de plus en plus envahissante dans la procréation comme dans la vie quotidienne. De façon formelle et pour la première fois, le CCNE s’inquiète de la qualification négative d’eugénisme pour les pratiques susceptibles de découler de ses préconisations.

Eugénisme et biomédecine

Le CCNE rappelle à raison l’ancienneté des politiques eugéniques, mais il omet de remarquer que la science n’a pas été capable de contribuer à l’évolution des pratiques eugéniques depuis l’Antiquité jusqu’au XXe siècle : pendant des millénaires, on ne savait qu’empêcher ou favoriser des unions, et tuer des nouveau-nés. Or des progrès scientifiques et techniques contemporains ont révolutionné la proposition eugénique : la stérilisation des femmes (vers 1900), puis la congélation du sperme et la stimulation ovarienne (vers 1970), l’échographie fœtale et la fécondation in vitro (FIV, vers 1980), le diagnostic préimplantatoire (DPI, 1990) et, récemment, les diagnostics génétiques, le séquençage puis la modification du génome. Ces offres médico-techniques ont fait que l’eugénisme ne passe plus par l’élimination des enfants, une pratique dont la violence exigeait une politique coercitive. De plus, depuis le procès de Nuremberg jugeant les horreurs nazies (1946), divers engagements internationaux ont aussi imposé certaines obligations relatives aux droits des personnes et à la dignité humaine. Ainsi, la science comme le droit ont rendu intolérable autant qu’inutile l’ancien eugénisme autoritaire et violent. Mais ils ont également permis le développement d’un nouvel eugénisme que l’on peut qualifier de libéral, mou, compassionnel ou même démocratique.

L’eugénisme nouveau est présent dans les pratiques liées au don de sperme, telles que l’appariement de couples reproducteurs revendiqué par les banques de sperme (centres d’études et de conservation des œufs et du sperme humains) pour l’insémination artificielle avec donneur, dans l’identification et l’élimination prénatale de fœtus indésirables avec l’interruption médicale de grossesse, dans la sélection du futur enfant après fécondation in vitro grâce au diagnostic génétique préimplantatoire, ou encore dans l’abandon de leur projet d’enfant par des couples détectés « à risque » avec le diagnostic préconceptionnel. Les patients étant informés et consentants, la doxa médicale et le CCNE prétendent qu’on échapperait à l’eugénisme puisqu’il n’y a pas coercition. Pourtant, la définition de l’eugénisme par Francis Galton, son théoricien moderne, n’évoque aucune violence imposée : en 1883, il en fait la « science de l’amélioration de la race, qui ne se borne nullement aux questions d’unions judicieuses, mais qui, particulièrement dans le cas de l’homme, s’occupe de toutes les influences susceptibles de donner aux races les mieux douées un plus grand nombre de chances de prévaloir sur les races les moins bonnes[3] ». C’est donc plutôt la mise en pratique historique de cette théorie eugénique, de façon effectivement autoritaire et violente, qui se trouve mise en définition par le CCNE, mais rien ne dit qu’une politique eugénique doive nécessairement être coercitive.

Le CCNE avance un second critère pour nier la nature eugénique des actes médicaux contemporains : il prétend qu’il n’y a pas d’« approche populationnelle » pour les usages de la génétique dans la procréation, ce qui, selon lui, « tend à exclure du champ de l’eugénisme les positions individuelles ». Mais une telle approche ne découle pas nécessairement d’un plan étatique : elle peut être contenue dans le cadre de conseils génétiques ou de colloques singuliers entre le médecin et le patient, mais aussi dans l’opinion majoritaire, entraînant un suivisme quasi général par rapport à la norme savante. Bien entendu, les futurs parents ne veulent pas améliorer l’espèce et, le plus souvent, les praticiens non plus. Pourtant, comme le disait le Conseil d’État en 2009, la convergence des pratiques individuelles peut conduire à une solution orientée, comme si elle avait été décidée nationalement, pourvu que les choix individuels aillent majoritairement dans le même sens[4]. Ce qui amenait le biologiste et académicien François Gros à parler d’un « eugénisme sociétal[5]». Pour expliquer la faible incidence relative des politiques eugéniques en France, le CCNE reprend l’argument de la déontologie médicale – mais les médecins allemands ou suédois étaient-ils dépourvus de déontologie ? –, ignorant que, dans les pays latins, l’Église catholique assura une opposition institutionnelle, comme le souligne l’historien André Pichot en citant l’encyclique Casti connubii de Pie XI (1930), preuve que des convictions peuvent permettre de résister au pouvoir technicien[6].

La mode est aux imitations d’Orwell en faisant dire aux mots autre chose que ce qu’ils signifient. Parallèlement aux efforts du CCNE pour se débarrasser du vocable « eugénisme », le comité d’éthique de l’Inserm invente l’« évaluation préimplantatoire de l’aptitude au développement embryonnaire » pour qualifier le tri des embryons quand il porte sur les chromosomes plutôt que sur les gènes. Il cherche à le distinguer du DPI car son but ne serait pas la sélection des embryons normaux, mais la recherche de l’efficacité biomédicale en éliminant les embryons supposés non viables[7]. C’est donc la performance de l’acte d’assistance médicale à la procréation qui serait recherchée plutôt que la normalité génétique des enfants nés, laquelle ne semble pas affectée par le transfert de tels embryons. Toutefois, l’argument nous semble hypocrite, et cette évaluation préimplantatoire conduirait bien à augmenter l’emprise génétique sur la procréation. Nos experts en prestidigitation éthique se complètent : le comité d’éthique de l’Inserm veut exclure une déclinaison du DPI du champ de la sélection embryonnaire au moment où le CCNE fait disparaître le nouvel eugénisme du champ de l’assistance médicale à la procréation.

Cependant, le glossaire accompagnant la note du comité d’éthique de l’Inserm contient une définition de l’eugénisme plus réaliste que celle du CCNE : « Ensemble de méthodes et de pratiques dont l’objectif ou l’effet est de promouvoir dans la génération suivante des individus porteurs des traits sélectionnés en se basant sur leur patrimoine génétique. » Ici, aucune référence à la coercition ou aux conduites en population, comme dans une autre définition simple de l’eugénisme donnée en 2001 par des philosophes belges : « Toute pratique susceptible d’influencer la transmission des caractères héréditaires afin d’améliorer l’espèce humaine[8]. »

La modernité a donc imposé une nouvelle figure de l’eugénisme, héritière de Nuremberg autant que des progrès de la biomédecine. Mais sa fonction ressemble à celle de l’eugénisme galtonien : pourchasser les différences estimées négatives, voire favoriser les caractéristiques estimées positives, pour finalement améliorer les enfants à venir, mais en instituant un cadre bienveillant pour ces actions. Un siècle avant Galton, Condorcet souhaitait déjà le « perfectionnement de l’espèce humaine » sans exercer de contraintes sur les personnes, un projet voué à l’échec par l’absence des technologies qui auraient été nécessaires. Pourtant, selon le sociologue André Béjin, Condorcet portait déjà un « projet biopolitique d’amélioration de l’espèce humaine […] dans le respect des “droits de l’homme” et sous la direction “éclairée” d’un clergé scientifique se posant comme pédagogue du peuple[9] », des conditions qui ressemblent bien à celles de l’eugénisme aujourd’hui… Il est évident que l’eugénisme classique est techniquement et sociologiquement dépassé. Pourquoi le CCNE ne note-t-il pas cette révolution ? 

Le nouvel eugénisme et le droit

Lors de l’adoption de la première loi de bioéthique, le CCNE estimait, à propos des tests génétiques, que « dans le double contexte de l’essor des tests génétiques et du dynamisme des logiques libérales », il faudrait maintenir « l’actuelle interdiction légale en France de faire un tel usage de tests génétiques ». Mais c’était sans illusion, puisque le CCNE ajoutait pertinemment que « tous les mécanismes économiques de nos sociétés “libérales” conduisent, tôt ou tard, à une utilisation large de l’information génétique[10] ». Cette loi de 1994 prétendait poser des garde-fous à l’eugénisme en édictant que « nul ne peut porter atteinte à l’intégrité de l’espèce humaine ». Pourtant, si la biomédecine parvient à généraliser le DPI à toute la population, ce que semblent souhaiter plusieurs institutions dont le CCNE, pourra-t-on prétendre qu’il n’y a pas d’« atteinte à l’intégrité de l’espèce humaine » ? La même loi ajoute que « toute pratique eugénique tendant à l’organisation de la sélection des personnes est interdite ». Pourtant, il existe une organisation sérieuse des diagnostics génétiques en France et le DPI est bien dédié à la sélection des personnes que deviendront les embryons retenus. Encore plus que la politique, l’éthique est décidément le lieu du double discours.

Le CCNE a aussi conseillé et obtenu l’introduction dans la loi (révision de 2021) de recherches sur la modification du génome des embryons, malgré la convention d’Oviedo sur les droits de l’homme et la biomédecine (1997), qui interdit toute modification du génome humain. Là aussi, la biomédecine avance qu’il ne s’agit que de recherches et qu’elles ne concernent que l’embryon. Pourtant, ces recherches n’ont de sens que si l’on prévoit de faire naître des enfants génétiquement modifiés dès que seront définies les « bonnes pratiques » devant s’appliquer à cette technologie. Selon l’avis du CCNE, l’exemple des embryons modifiés chinois montre « l’actualité de l’objectif premier de l’eugénisme que l’on a qualifié d’historique, visant à l’amélioration de l’espèce. Toutefois, la génomique offre désormais une technologie permettant d’éviter la sélection d’individus, en lui substituant la sélection (ou modification) des gènes ». Que faut-il comprendre ? À l’issue d’un long développement pour nier la réalité de l’eugénisme aujourd’hui, le CCNE en reconnaît finalement l’actualité, mais il en modère la gravité éthique parce que la sélection (ou modification) passe par les gènes plutôt que par les individus ! Selon les autorités éthiques et médicales, il n’y aurait pas eugénisme quand la cible se situe en amont de la personne, alors que c’est bien l’identité génétique de la personne à venir qui justifie les actes.

Glissements progressifs

Dans les années 2000, peu après la mise en pratique du DPI en France, l’Agence de la biomédecine recensait moins de cinquante pathologies ayant justifié le tri des embryons, là où les Britanniques en déclaraient déjà plus de deux cents. En 2019, le nombre de ces indications médicales pour DPI en France avait atteint trois cent quarante-sept, dont vingt-sept maladies monogéniques. Le champ de la normalité humaine est sans limites, mais ce sont donc surtout (92 %) des maladies multifactorielles qui font rechercher des « gènes de susceptibilité ». Les causes multiples de telles maladies (nombreux gènes co-acteurs, environnement) font du diagnostic préimplantatoire, au contraire du diagnostic prénatal, un outil à base probabiliste et donc d’extension sans fin puisqu’il ne peut pas exister d’humain parfait. Quand, en 2006, une équipe de Strasbourg prit l’initiative d’élargir les indications du DPI pour détecter la prédisposition à une pathologie (cancer), et donc à une éventualité plutôt qu’à une certitude pathologique, la directrice de l’Agence de la biomédecine prit timidement ses distances[11]. Mais il n’y eut aucune suite législative ou réglementaire, ni même aucune réflexion du CCNE pour préciser et tenter de limiter les indications médicales du DPI, d’autant que d’autres pays avaient depuis longtemps franchi ce cap.

Aujourd’hui, le CCNE soutient une nouvelle extension du DPI, au-delà des mutations géniques, pour dépister les anomalies de nombre des chromosomes, comme le théorise le comité d’éthique de l’Inserm avec l’EPRADE, c’est-à-dire pour rechercher des situations pathologiques non héritées (les géniteurs sont indemnes de ces anomalies) et donc susceptibles d’affecter n’importe quel embryon issu de n’importe quel couple. D’où la perspective logique d’étendre le DPI à tous les embryons issus de FIV… D’autant que cette incitation à généraliser la médicalisation de la conception survient au moment où la loi vient de supprimer toute indication médicale pour accéder aux actes d’assistance médicale à la procréation. De nombreux centres de FIV états-uniens détectent déjà plusieurs particularités génétiques chez chaque embryon obtenu (nombre de chromosomes, plusieurs maladies génétiques), mais la quête de pureté devrait continuer de s’élargir : l’établissement du « score de risque polygénique » est une méthode encore expérimentale qui combine l’analyse du génome des deux parents avec ceux de leur potentielle progéniture afin d’évaluer le risque statistique de chaque embryon pour de nombreuses affections polygéniques (maladies cardiaques, maladies auto-immunes, cancers, etc.). C’est ce que propose la compagnie californienne MyOme, tandis que d’autres firmes veulent garantir le quotient intellectuel des embryons. Comme pour l’édition du génome, les « sages » des comités d’éthique opposent à ces plans que l’application clinique serait prématurée, mais toutes les autorités laissent faire la recherche pour y parvenir, y compris le CCNE qui soutient même les recherches visant l’édition du génome.

Personne ne souhaite la naissance d’enfants gravement handicapés. Si je m’oppose depuis bientôt quarante ans au DPI, c’est parce qu’il n’existe aucune barrière pour en limiter l’usage et donc pour contrer l’eugénisme dont il est porteur. La même chose devrait arriver avec la modification du génome, pour laquelle des instances internationales comme l’Organisation mondiale de la santé cherchent déjà à justifier certaines applications mais qui, pourvu qu’on la mette en selle, sera vite débordée par les pulsions transhumanistes. Les glissements progressifs de l’éthique vont nous permettre d’accéder à un autre monde sans souffrance démesurée, et même comme si nous l’avions désiré. Mais qui est assez savant aujourd’hui pour affirmer que telle caractéristique de l’ADN est, à moyen terme, avantageuse ou défavorable pour l’espèce ?

Élimination fœtale et tri d’embryons

La banalisation des actes eugéniques est renforcée par les propriétés nouvelles que développe le nouvel eugénisme, mais que le CCNE semble ignorer. Il est quasi invisible : les patients ne voient ni le donneur de sperme sélectionné ni les embryons évacués de l’éprouvette. Il est aussi le plus souvent indolore. Plus fort, complètement invisible et indolore, il devient aussi multi-cible dans le DPI, puisqu’il analyse simultanément tous les embryons d’un couple, lesquels constituent une population d’enfants potentiels dans laquelle s’opère la sélection, comme une réminiscence discrète du tri en population. En effet, le DPI peut réaliser simultanément l’eugénisme positif et l’eugénisme négatif, valorisant le meilleur chez chaque couple sans exclure quiconque de la procréation, puisque l’identité génétique de chaque enfant est surtout une affaire de probabilité.

Malgré ses propriétés eugéniques exceptionnelles, le DPI est souvent assimilé par l’éthique biomédicale au diagnostic prénatal pouvant conduire à l’interruption médicale de grossesse. Pourtant, cette interruption est une pratique de faible efficacité eugénique, car elle supprime des individus qui, s’ils survivaient, seraient presque toujours exclus naturellement de la procréation ; elle ne diminue pas la fréquence d’apparition de novo d’individus comparablement handicapés à chaque génération ; enfin, elle est privée d’extension, car il n’y a plus de pente glissante possible quand l’élimination concerne, par exemple, 95 % des trisomies 21. En comparaison, le DPI, qui sélectionne la norme plutôt qu’il supprime l’unique « personne potentielle », ne retarde pas la naissance d’un enfant ; largement pratiqué, il réduirait la fréquence de certaines mutations dans la population ; il est susceptible d’extensions sans fin dans ses indications médicales comme dans sa fréquence d’utilisation en fonction du nombre croissant d’embryons disponibles et de la réduction de pénibilité des actes, deux paramètres qui pourraient être révolutionnés par la fabrication d’ovocytes. C’est cette fabrication que préconise aussi la récente loi, après recommandation par le CCNE. Que de chemin éthique parcouru depuis que le CCNE marquait, dans un avis de 1986, ses réticences au futur DPI en écrivant que « la difficile décision d’avorter nous protège contre la tentation d’un tri génétique des embryons in vitro » !

L’avis du CCNE évoque un « effet paradoxal de fragilisation » si l’on recourait à la modification du génome, mais cet effet existe aussi avec le tri intensif des embryons, fragilisant l’espèce en réduisant sa diversité génétique. Le généticien Axel Kahn argumentait qu’« il ne faut pas éliminer les maladies récessives. Par humilité. Si ces maladies, mortelles à l’état homozygote, sont si fréquentes à l’état hétérozygote, c’est que le porteur “sain” est avantagé par rapport au “normal”[12] ». Bien sûr, l’indication médicale qui justifie le DPI varie d’un couple à l’autre, mais on entrevoit une pratique qui, pour chaque embryon, cumulerait tous les marqueurs disponibles d’anomalies ou de risques d’anomalies, afin de retenir l’embryon qui présenterait le meilleur profil génétique. La seule limite technique à un tel DPI multipotent est le nombre actuellement modeste (en moyenne proche de dix) des embryons disponibles après FIV car, en multipliant les exigences de « normalité », on finirait par ne plus trouver un embryon acceptable. Mais la multiplication des embryons se prépare dans quelques laboratoires du monde[13], et le CCNE a obtenu que des recherches en ce sens soient menées en France.

De l’eugénisme au transhumanisme

La pulsion totalitaire n’est pas absente de toutes ces innovations bienveillantes : les dernières propositions de la biomédecine tendent à débusquer tous les éventuels géniteurs en vue d’« unions judicieuses », aurait dit Galton, grâce au diagnostic préconceptionnel, puis à vérifier la normalité de tous les embryons conçus in vitro, même ceux issus de parents supposés « normaux », à ouvrir la procréation génétiquement assistée à toutes les personnes soucieuses du « bien naître », et finalement à réaliser tous les tests possibles pour élire, grâce à l’abondance des embryons qui seraient issus de gamètes fabriqués en laboratoire, l’embryon mieux-disant génétiquement. Bien sûr, nous n’en sommes pas encore là, mais les trois premiers objectifs sont soutenus par la majorité des institutions (dont le CCNE) ayant produit des rapports au Parlement pour modifier les lois de bioéthique, et le dernier objectif se nourrira des recherches qu’autorise la loi de 2021.

Le DPI permet déjà de sélectionner un embryon indemne de pathologies « particulièrement graves », selon la terminologie officielle, car celui-ci est presque toujours présent dans la cohorte embryonnaire obtenue par FIV. Alors, à quoi servirait le recours à la modification d’un embryon ? Serait-elle réalisée pour corriger des traits génétiques moins graves (chaque humain porte une centaine de « mutations délétères ») ou de multiples traits simultanément, ou encore pour ajouter une caractéristique rare ou absente dans l’espèce ? Contrairement à ce qu’écrit le CCNE, le transhumanisme envisage lui aussi de modifier génétiquement les embryons humains afin de les « normaliser » ou de les « augmenter » en leur insufflant des propriétés inédites. Il suffit pour s’en convaincre de lire l’urologue transhumaniste Laurent Alexandre ou de voir la place déterminante de généticiens états-uniens dans l’industrie de l’innovation, comme Ray Kurzweil, responsable de la recherche chez Google. En miroir, Galton et les eugénistes classiques ne limitaient pas leur projet aux caractères hérités, mais visaient aussi les conditions de vie les plus favorables à la manifestation performante de chacun. Ce n’est donc pas l’héritabilité des caractères visés qui sépare eugénisme et transhumanisme, seulement la prise en compte par le transhumanisme que des approches nouvelles (informatique, neurobiologie, etc.) permettent d’élargir considérablement le champ du contrôle du vivant humain. L’appréciation génétique ne reconnaît jusqu’ici que du « normal » et du « handicap », et la qualification de profils génétiques supérieurs à la norme n’est encore qu’esquissée (en particulier pour le prétendu quo- tient intellectuel). Il n’existe donc pas encore de « mieux que normal » en génétique, une notion déjà routinière chez les transhumanistes, lesquels ne s’embarrassent pas de la faisabilité de leurs promesses.

Si le repère éthique se limite à la liberté des choix individuels, comment faire barrage à ces perspectives rendues progressivement acceptables ou même enviables par la population, comme il arrive pour d’autres innovations ? Ce qui se développe en biomédecine accompagne et renforce le mouvement de numérisation de la société, d’évaluation et caractérisation des personnes, fichage, passe sanitaire, validisme, etc., avec des objectifs de conformité, de normalisation vers le haut, tout cela pour une plus grande performance dont le transhumanisme a fait sa norme. Ce n’est pas la violence autoritaire qui caractérise l’eugénisme, c’est la volonté plus ou moins consciente de contribuer à l’amélioration de l’espèce, et celle-ci est de plus en plus présente dans la biomédecine, dont les moyens scientifiques, techniques et économiques ont une puissance absolument inédite.

La quête de la norme

L’eugénisme galtonien fut largement soutenu par le monde médical jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et les rares oppositions exprimées dans la société portaient sur la violence exercée contre les individus discriminés, pas sur la légitimité de cette discrimination. Il semble que rien n’a changé, puisque l’eugénisme se trouverait aujourd’hui exonéré, débaptisé selon le CCNE, dès lors que cette violence n’est plus nécessaire grâce à la modernité technique. C’est donc bien sur la question morale concernant le refus ou l’acceptation des naissances différentes que devrait porter le débat éthique, sans oublier le potentiel effet dramatique sur la biodiversité humaine qui pourrait découler des pratiques sélectives, comme il est arrivé pour les animaux d’élevage. Le CCNE évoque, mais sans la cautionner, l’interrogation humaniste de son président d’honneur, Didier Sicard : « Qu’est-ce que la normalité ? Est-elle souhaitable ? Le handicap ne fait-il somme toute pas partie de la diversité humaine ? », en écho au philosophe Georges Canguilhem qui a montré comment la science médicale fabrique l’insupportable : « Dès que l’étiologie et la pathogénie d’une anomalie sont connues, l’anormal devient pathologique[14]. »

Outre l’acceptation des différences, on doit aussi considérer avec la juriste Mireille Delmas-Marty que des « droits de l’humanité » sont à respecter en complément aux droits de l’homme, car ce que demande ou accepte un citoyen n’est pas nécessairement conforme à l’intérêt commun ou à celui des générations futures. Quand le CCNE, à l’instar de la communauté scientifique, condamne la modification réalisée en 2018 sur les génomes de bébés chinois, il considère justement que cet acte « porte atteinte à l’intégrité de l’espèce », laissant penser que des droits de l’humanité ont été ici malmenés sans avoir été définis. Protéger la communauté humaine des choix en apparence individuels et anodins est une responsabilité politique et éthique. Au contraire, pour Pierre-André Taguieff, « le projet eugénique est l’une des expressions du principe de la responsabilité vis-à-vis des générations futures[15] ». La philosophie de chacun défendra soit une humanité humble, chaleureuse et tolérante, soit une humanité triomphante, performante et améliorée, mais le faux débat autour de l’effroyable coercition eugénique n’a pas sa place ici. Afin de sacrifier au rituel obligatoire par un zeste de réflexion philosophique, le CCNE convoque Hans Jonas pour cautionner la quête d’une « vie authentiquement humaine », mais il reste que le repère éthique du CCNE est seulement celui du consentement libre et éclairé, certes nécessaire, mais qui ne coïncide pas nécessairement avec les exigences humanistes : l’autolimitation de la puissance et l’humilité des acteurs biomédicaux.

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Pour écarter les réminiscences criminelles qui font souvent confusion, le CCNE choisit d’éliminer un mot du vocabulaire de la bioéthique. Il aurait pu renommer l’eugénisme en « orthogénie » ou « progénisme » ou un autre des nombreux termes proposés depuis longtemps[16] pour qualifier la recherche de la qualité humaine, mais il semble préférer s’abstenir de donner un nom à la chasse aux mauvais gènes, au risque de masquer les problèmes de fond, et donc de paralyser la vigilance. De fait, nos sociétés obéissent depuis toujours à une logique eugénique et il est vain de contester ce qualificatif. Tous les problèmes de bioéthique se ramènent à définir la limite où contenir l’action médicale.

 

[1] Comité consultatif national d’éthique, L’eugénisme : de quoi parle-t-on ?, avis n°138, février 2022.

[2] Voir, il y a près de trente ans déjà, Pierre-André Taguieff, « L’eugénisme, objet de phobie idéologique. Lectures françaises récentes », Esprit, novembre 1989 ; Jacques Testart, « Les risques de la purification génique. Questions à Pierre-André Taguieff », Esprit, février 1994 ; P.-A Taguieff, « Retour sur l’eugénisme. Questions de définition », Esprit, mars-avril 1994 ; et J. Testart, « Sur l’eugénisme, suite et fin », Esprit, octobre 1994.

[3] Francis Galton, Inquiries into Human Faculty and Its Development, Londres, MacMillan, 1883, 24-25, cité et traduit par Catherine Bachelard-Jobard, L’Eugénisme, la science et le droit, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 5.

[4] Conseil d’État, La Révision des lois de bioéthique, Paris, La Documentation française, 2009.

[5] Voir A. Taguieff, L’Eugénisme, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2020, p. 101.

[6] André Pichot et Testart, « Les métamorphoses de l’eugénisme », Encyclopaedia Universalis, 1999.

[7] Comité d’éthique de l’Inserm, L’Évaluation préimplantatoire de l’aptitude au développement embryonnaire (EPRADE) [en ligne], juin 2021.

[8] Gilbert Hottois et Jean-Noël Missa (sous la dir. de), avec la collaboration de Marie-Geneviève Pinsart et Pascal Chabot, Nouvelle Encyclopédie de bioéthique. Médecine, environnement, biotechnologie, Bruxelles, De Boeck Université, 2001.

[9] André Béjin, « Condorcet, précurseur du néo-malthusianisme et de l’eugénisme républicain », Histoire, économie et société, vol. 7, n°3, 1988, p. 347-353.

[10] Comité consultatif national d’éthique, Génétique et médecine : de la prédiction à la prévention, avis n°46, 30 octobre 1995.

[11] Jean-Yves Nau, « Controverse autour de l’extension du diagnostic préimplantatoire », Le Monde, 27 septembre 2006.

[12] Axel Kahn, Le Nouvel Observateur, série « Documents », n°10, 1990.

[13] J. Testart, « Dernier pas vers la sélection humaine », Le Monde diplomatique, juillet 2017, p. 22-23.

[14] Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique, Paris, Presses universitaires de France, 1966.

[15] P.-A. Taguieff, « Améliorer l’homme ? L’eugénisme et ses ennemis », Raison présente, n°105, 1993, p. 59-93.

[16] Jacques Léonard, « Les origines et les conséquences de l’eugénisme en France », Annales de démo- graphie historique, 1985, p. 203-214.

Jacques Testart

Jacques Testart

Expert

Jacques Testart est biologiste de la procréation et directeur de recherches honoraire à l’INSERM. Il est le père scientifique du premier bébé-éprouvette français né en 1982. Il développe une réflexion critique sur les avancées incontrôlées de la science et de la technique dans ses nombreux écrits, dont L’œuf transparent, Flammarion, 1986 et Au Péril de l’humain, Seuil, 2018.

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