« Est-ce la sélection des vies qui fait l’eugénisme ou la violence de cette sélection ? »

Publié le 21 Nov, 2024

En France, la Haute Autorité de Santé (HAS) a récemment préconisé d’élargir les recommandations du dépistage prénatal dit non-invasif (DPNI), jusqu’ici focalisé sur la recherche d’une éventuelle trisomie 21 (cf. DPNI : la HAS recommande d’élargir le dépistage, au-delà de la trisomie 21). Aux-Etats-Unis, le Guardian a publié une enquête sur une start-up qui propose de trier des embryons en fonction de leur QI potentiel, pour choisir d’implanter le plus « performant » (cf. Une start-up américaine propose de trier les embryons en fonction de leur QI). Même si le mot n’est pas prononcé, l’eugénisme redeviendrait-il d’actualité ? Mais l’a-t-il jamais quitté ? Entretien avec Danielle Moyse, docteur en philosophie.

 

Gènéthique : Que pensez-vous des dernières directives de la HAS visant à élargir les recommandations du dépistage prénatal non-invasif, au-delà de la trisomie 21 ?

Danielle Moyse : Le dispositif de dépistage semble obéir à une logique qui ira toujours plus loin… D’autant que le caractère « non invasif » semble écarter la violence qui freinait jusque-là le mouvement…. On est déjà passé, du « DPN » au « DPNI », du dépistage de la Trisomie 21 à celui de toutes les autres formes de Trisomie. Et l’on projette déjà de passer du « non invasif » en tout début de grossesse, au « pré-conceptionnel ». Autrement dit, on ne cherchera plus à se débarrasser de la future naissance d’un enfant dont on sait qu’il aura effectivement un problème, mais il faudra bientôt éliminer tout risque de problème ! Est en train de s’installer le dépistage des vies à risque….

Assez paradoxalement, par ailleurs, nous savons aujourd’hui que les modes de vie hyper technicisés sont éminemment à risque. Mais on ne trouve rien à redire (ou même si on le dit, on le fait quand même !) au placement de toute une génération de jeunes enfants derrière des écrans qui risquent d’induire, et induisent même déjà, des dégâts sur la capacité d’attention, c’est-à-dire les capacités intellectuelles de ces enfants. D’un côté, on cherche à éliminer tous les risques, de l’autre, on en fomente de redoutables…

Non seulement la recherche de la naissance sans risque revient à peu près à aspirer à une vie sans vie (puisqu’une vie sans risque cela n’existe pas !), d’un autre, on crée des risques à grande échelle… Situation éminemment paradoxale.

G : Les politiques de dépistage, sous couvert de « prévention », s’apparentent-elles à de l’eugénisme ?

DM : C’est une question qui revient régulièrement, et depuis au moins trente ans, sur le tapis. Cette « prévention » est d’autant moins interrogée qu’elle est plus discrète, que les méthodes agressives et souvent entièrement subies par les sujets concernés, de la stérilisation, ou de l’élimination active de personnes effectivement porteuses de handicap. L’eugénisme n’est généralement pas associé à des méthodes indolores. Dans le recours à de telles méthodes, on est pourtant bien face à une forme de sélectionnisme. Or, ce dernier vocable était bien employé par des eugénistes explicitement revendiqués comme tels. Le « sélectionnisme » était un synonyme d’« eugénisme ». Mais le caractère indolore, apparemment volontaire et consenti des nouvelles pratiques, semble avoir balayé les questions éthiques que soulevait l’eugénisme ! Reste à savoir s’il n’y a d’eugénistes, ou d’eugéniques (comme on disait encore) que les pratiques ostensiblement violentes et, de préférence, imposées par un Etat. Est-ce la sélection des vies qui fait l’eugénisme ou la violence de cette sélection ? Si c’est la sélection des vies, on peut difficilement contester qu’il n’y ait ici, nulle sélection ! Je parlais dans mon premier livre sur la question (Bien naître- bien être- bien mourir (Erès 2001)) de « gestion sélective des naissances ». Je crois que cela demeure d’actualité !

G : Récemment une enquête du Guardian a révélé l’« offre » d’une start-up de trier les embryons en fonction de leur QI potentiel (cf. Une start-up américaine propose de trier les embryons en fonction de leur QI). Est-on passé de la volonté d’éviter des pathologies à la recherche de l’enfant « performant » ?

DM : Une « start up », c’est une « entreprise novatrice dans les nouvelles technologies » ! Que la naissance puisse en relever est déjà affolant ! Des médecins vont-ils se prêter aux projets de ces entreprises, comme s’il s’agissait, par la naissance, de promouvoir un produit de qualité ? Ou bien pourra-t-on franchement se passer des médecins, pour faire de la naissance un pur produit marketing ? Après ou avec le choix du QI, celui de la couleur des yeux, de la taille, du sexe etc… On choisirait alors les qualités de son enfant, comme les « options » d’une voiture. Donc, fatalement dans un horizon de performance ! Y aura-t-il une concurrence entre les tests pour s’assurer des plus fiables ? Tout cela est proprement affolant !

Dans les années 90, il y avait eu ce dessin génial et prémonitoire de Claire Bretécher, où un couple allait voir le médecin qui devait accompagner la naissance de leur futur enfant. Il demandait au praticien comment serait cet enfant. Croyant les faire rêver, il leur proposa une description possible de l’enfant. Après un moment, les parents voulurent rester seuls pour réfléchir, puis se tournèrent à nouveau vers le médecin, pour lui dire : « finalement, nous ne le prenons pas ! »

Ce que n’avait simplement pas prévu la dessinatrice, c’est qu’on pourrait éventuellement se passer de médecin ! Bientôt la « start up » pourra faire l’affaire !

Bien entendu, il y a un changement non pas simplement de degré, mais de nature entre la décision de ne pas faire naître un enfant porteur d’une déficience potentiellement grave, et le choix d’un enfant à « option ». Si vraiment, ce genre de « start up », qui convertit l’enfant en produit marketing n’est pas interdit, nous avons franchi un stade supplémentaire dans l’atteinte à l’humanité, par rapport à l’eugénisme initial. Celui-ci voulait tout de même (c’était sa justification !) éviter une souffrance… Ici, l’enfant devient lui-même le produit d’un caprice d’enfant gâté !

G : Les promoteurs du dépistage prénatal ou du diagnostic préimplantatoire se défendent de tout eugénisme, puisque ce « tri » est exercé selon la volonté des futurs parents. Qu’en pensez-vous ?

DM : Au départ, le diagnostic préimplantatoire était réservé à des familles déjà éprouvées par la naissance d’un enfant porteur d’une grave déficience. On peut comprendre ces familles, mais en même temps, comment l’enfant déjà né vivra-t-il une sélection anténatale destinée à l’élimination, au stade embryonnaire, des futurs enfants qui pourraient être porteurs des mêmes pathologies que lui ? C’est toute la question que soulevait l’enquête menée à la fin des années 1990, par Nicole Diederich et moi-même et qui a donné lieu au livre : Les personnes handicapées face au diagnostic prénatal (Erès). Bien sûr, la sélection est « volontaire » du côté des parents, mais du côté de l’enfant déjà né, et même de l’enfant à naître, comment la situation sera-t-elle vécue ? Quelles relations de fraternité y aura-t-il, entre l’enfant sélectionné et l’enfant non sélectionné ? Nous ne pouvons le savoir.

G : Avec l’autorisation de l’accès à la PMA en dehors de toute considération médicale, ne risque-t-on pas de généraliser ce type de pratique ?

DM : On glisse vers la « mise en œuvre », si j’ose employer ce terme, d’enfants fabriqués, dont les caractéristiques seront, comme telles, passées du hasard de la naissance, au projet parental… Du fait que l’on a forcément été commencé par d’autres (c’est la définition de la naissance !), ce n’est déjà pas facile de devenir des humains libres ! Tout être humain a depuis toujours à accomplir ce pas vers la liberté. Sera-t-il possible lorsque pèsera sur cette liberté le choix de parents, acceptant leurs futurs enfants en fonction de leurs critères à eux ? On parle beaucoup de la « liberté », du « projet », du « consentement » des futurs parents, qui arracheraient toutes ces pratiques à l’eugénisme. Mais dans un monde où l’on définit souvent la liberté à partir de l’« autodétermination » (ce qui ne va déjà pas sans difficultés), comment celle de l’enfant pourrait-elle s’affirmer, s’il devenait le pur résultat d’un projet ? J’ose donc espérer qu’au nom de la liberté de l’enfant, de telles pratiques ne se généraliseront pas ! Et que la puissance technique à laquelle nous avons à faire face n’annulera pas ce que l’existence comporte d’imprévu, et de non maîtrisable !

Danielle Moyse

Danielle Moyse

Expert

Danielle Moyse est professeur agrégée de l’Université, titulaire d’un Doctorat de philosophie. Ses travaux portent notamment sur les résurgences de l’eugénisme à travers la sélection prénatale des naissances en fonction des critères de santé et sur les questions éthiques relatives aux personnes en situation de handicap.

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