Dans une tribune pour le journal Le Monde, Annie Cot, professeur à l’université Paris-1-Panthéon-Sorbonne, interprète ce temps de pandémie comme un « moment ″foucaldien″, lorsque l’Etat entend prendre le ″biopouvoir″, c’est-à-dire le contrôle de la vie et des corps des hommes ».
Michel Foucault a théorisé les « concepts de biopouvoir et de biopolitique au milieu des années 1970 ». Pour le philosophe, « depuis le début du XIXe siècle », le pouvoir « se concentre désormais sur la vie biologique : la vie des individus comme entités singulières, et la vie de la population », après avoir porté sur « le contrôle des comportements des citoyens, conçus comme des sujets de droit ». « Le biopouvoir se donne la vie des individus pour objet et pour but », car « là où le souverain avait le droit de ″faire mourir ou laisser vivre″ sans intervenir sur la vie quotidienne de ses sujets », « il s’agit maintenant de ″faire vivre ou de rejeter dans la mort″ ». Un « processus d’étatisation du biologique » qui « relève du libéralisme économique » et « concerne aussi bien les corps des individus – leur naissance, leur santé, leurs accidents, leur vieillesse, leur mort – que le corps collectif de l’espèce humaine ».
Pour Annie Cot, la pandémie de Covid-19 interroge : « Comment assurer la sécurité sanitaire d’une population soumise aux risques et aux aléas du biologique ? Comment articuler le registre du corps de citoyens libres et celui du corps collectif de la population ? En l’occurrence, comment articuler la liberté de chacun avec les décisions qui s’imposent à l’espèce humaine tout entière ? ». Elle considère que « le concept de biopouvoir permet d’éclairer cette question ».
Selon Michel Foucault, le pouvoir « s’exerce du bas vers le haut, à travers deux instances » : les « institutions qui ont en charge le contrôle de pans spécifiques de la vie des hommes – l’hôpital, la prison, l’asile, la crèche, la maison de retraite, la caserne », et « la seconde renvoie aux savoirs relatifs à la santé et à la vie des corps, à leur gestion économique, à leur comptage statistique ».
« La nouveauté de la crise actuelle tient à la façon dont se croisent, depuis le début de la pandémie, le pouvoir politique traditionnel et les technologies de biopouvoir chargé de la santé », juge la chercheuse. « Conseil scientifique présidé par Jean-François Delfraissy, comité analyse, recherche et expertise (Care) présidé par Françoise Barré-Sinoussi, chercheurs en médecine, en génétique, en biologie ou en épidémiologie, praticiens hospitaliers, économistes, producteurs de statistiques : par-delà leurs querelles et leurs polémiques, tous sont porteurs d’une expertise qui dicte les décisions politiques prises en réaction à la pandémie. »
Ainsi, « le contrôle des comportements politiques et sociaux des individus – le pouvoir politique – s[e] double d’un contrôle de la vie et de la santé de la population – le biopouvoir ». « Avec pour corollaire, affirme Annie Cot, une modification des techniques de contrôle horizontal de la population – et donc de la rationalité gouvernementale elle-même ». Pour la chercheuse, « les limitations de la liberté d’aller et venir des individus imposées par le confinement, le martèlement répété de normes de comportement sanitaire ou la possible adoption de logiciels de traçage des déplacements des individus, peuvent être compris dans cette double perspective ».
Au final, un « jeu stratégique (…) s’organise entre ces deux formes de pouvoir ». Pour le moment, on observe « la prééminence de l’hôpital et de la recherche médicale, comme le rôle des statistiques et des algorithmes de sortie de confinement (…) mis en lumière par l’abandon apparent, par l’Etat de droit, de certaines de ses prérogatives dans la gestion de cette crise au bénéfice des experts, comme l’illustre la tendance du gouvernement à présenter les recommandations de divers conseils scientifiques comme l’élément principal qui motive et justifie ses décisions ». Pour Annie Cot, « il est probable que le pouvoir politique traditionnel reprendra la main, une fois terminée la pandémie de Covid-19, en se fondant sur les raisonnements économiques, les statistiques et les expertises auxquels il est habitué ». Mais « entre-temps, nous aurons collectivement vécu, face à la crise et dans l’urgence, un moment ″foucaldien″ ».
Le Monde, Annie Cot (21/04/2020)