Emmanuel Hirsch : « Le contexte actuel est révélateur d’une impatience savamment entretenue à légiférer en faveur de l’euthanasie »

6 Fév, 2023

Emmanuel Hirsch, professeur émérite d’éthique médicale de Université Paris-Saclay, est intervenu jeudi dernier à l’Assemblée nationale devant la mission d’évaluation de la loi du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie (cf. Euthanasie : « l’aboutissement du projet républicain » ?). Gènéthique reproduit son intervention.

Je consacrerai mon propos liminaire non pas à évaluer la loi du 2 février 2016 dont on a compris qu’elle était condamnée mais à situer mes réserves au regard de celle que le parlement s’apprête à proposer.

« C’est le sentiment de “mort sociale” qui incite bien souvent à préférer anticiper la mort »

Une législation octroyant au médecin le droit de donner la mort est-elle la réponse attendue et recevable aux défis d’une souffrance existentielle dans notre exposition à la finitude, aux détresses des maladies ou des handicaps, voire aux altérations du grand âge qui, parfois, entament la force et l’envie de les surmonter ?

Le « mal de vivre » nous assigne-t-il à revendiquer un idéal de « bien mourir » ou de « bonne mort », au constat qu’il ne serait d’issue digne et libre au malheur de la vie que son abolition indolore sous injection létale ? Doit-on se résigner à cette forme de devoir, évoqué comme l’affirmation de ce que nous sommes en droit de faire respecter ?

Faudrait-il désormais légaliser l’euthanasie – l’acte de mort sous forme d’injection létale exécutée par un médecin – et estimer que nous serons alors parvenus au terme à la fois d’une conquête politique et d’un parcours législatif ?

Notre confrontation personnelle à la mort sera-t-elle de la sorte apaisée et digne des valeurs de notre démocratie ? C’est le sentiment de « mort sociale » qui incite bien souvent à préférer anticiper la mort, plutôt que de poursuivre une vie ou une survie indigne d’être vécue.

Il est vraisemblable que le « droit de mourir dans la dignité », en bénéficiant d’une aide médicalisée active à mourir constituera la dernière phase d’une évolution législative dont la loi du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie a rapproché l’échéance.

L’important est pour nombre d’entre vous l’urgence de parvenir enfin à une législation digne d’une certaine idée promue de la mort dans la dignité.

Il est cependant justifié de se demander de quel état d’esprit sont révélateurs nos débats relatifs à la fin de vie médicalisée, alors que notre préoccupation devrait tout autant porter sur la vie en société jusqu’à sa fin.

Quelles références et quels critères mobilisent-ils ? Quelles en sont les significations et les conséquences sur la vie démocratique ? Affectent-ils ses principes ? Y gagne-t-elle en valeurs ? Humaniser et socialiser la fin de vie me semble d’une tout autre valeur qu’en médicaliser l’assistance et qu’en légaliser les normes et les règles.

« Notre vigilance collective devrait plutôt concerner ceux que nous abandonnons en pleine vie, et qui parfois revendiquent le droit à la mort faute d’être reconnus dans la plénitude de leurs droits à la vie »

Le contexte actuel est révélateur d’une impatience savamment entretenue à légiférer en faveur de l’euthanasie, de la mort donnée. Cela en recourant à des stratégies qu’il conviendrait d’analyser en des termes moins simplificateurs que ces slogans qui, par exemple, invoquent l’urgence de « restituer une liberté confisquée » à la personne qui souhaiterait qu’un médecin mette fin de la sorte à son existence.

Il ne s’agirait plus tant de débattre de la justification légale de l’euthanasie que d’arrêter le calendrier parlementaire qui permettrait de consacrer enfin cette « dernière liberté ».

S’il s’agit de respecter les droits de la personne jusque dans les conditions de sa mort, engageons alors ensemble cette approche renouvelée de la démocratie en santé qu’insulte aujourd’hui l’actualisation d’une concertation nationale sur la fin de vie donnant à penser que son enjeu supérieur est la légitimation de l’euthanasie, là où la santé publique relève d’autres priorités et d’autres expressions de la solidarité. Nous méritons mieux que l’euthanasie par compassion !

Les procédures envisagées d’assistance médicalisée active à mourir n’attendent plus qu’un décret politique. À la difficulté de penser la mort, d’assumer humainement et dans la solidarité notre impuissance face à ce qui défie toute volonté de maîtrise, serait préféré le protocole d’une décision anticipée de mourir, un dernier recours à la médecine.

Notre vigilance collective devrait plutôt concerner ceux que nous abandonnons en pleine vie, et qui parfois revendiquent le droit à la mort faute d’être reconnus dans la plénitude de leurs droits à la vie.

« Ce n’est pas tant la vie que l’on est tenté de fuir que ce qui devient invivable »

Convient-il de déterminer les critères de priorisation entre personnes justifiant ou non d’un dispositif légalisé de mort médicalisée, cette déprogrammation du droit de vivre au motif que nous n’acceptons plus de leur reconnaître une place parmi nous ?

Les temps d’une vie qui s’achève apparaissent d’autant plus respectés et respectables qu’ils ne sont pas ramenés à des évaluations, à des estimations qui détermineraient en quoi et selon quels critères les considérer encore utiles, dignes ou non d’être vécus.

Au nom de l’idée de démocratie, j’estime que l’engagement éthique dans le soin mérite mieux que la commisération ou alors le recours à des procédures administratives encadrant le protocole de l’euthanasie ou du suicide assisté.

Ce n’est pas tant la vie que l’on est tenté de fuir que ce qui devient invivable. Nous devrions être attentifs à la tentation d’une argumentation médicalisée de l’appréciation, selon des évaluations et des indicateurs péremptoires, de ce qu’une personne estime pouvoir encore espérer d’un temps à vivre.

Le désarroi et les peurs de notre société à l’égard du très grand âge, de la condition des personnes dites dépendantes ou de la maladie chronique, le manque de réponses dignes en termes d’accueil et de suivi ne sauraient justifier de destituer la personne du droit d’exister encore parmi nous.

Les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), les unités de soin de longue durée au même titre que les établissements accueillant des personnes en situation de handicap sont apparus ces dernières années comme les symboles du « mal mourir ».

Nos visions péjoratives de la mort médicalisée, en réanimation ou dans l’isolement et l’anonymat d’une institution, ne sauraient nous inciter à conclure qu’une mort choisie et anticipée est la seule réponse adaptée.

Trop de patients vivent leurs dernières heures dans l’exiguïté et l’inconfort d’un box aux urgences de l’hôpital, faute de bénéficier de l’hospitalité et de la bienveillance que nous leur devons. D’autres meurent dans des établissements sanitaires ou médico-sociaux encore peu préparés à leur prodiguer l’attention et le réconfort d’une assistance humaine digne.

« Etait-il prioritaire de consacrer une convention citoyenne à la fin de vie et d’engager au Parlement les discussions précédant une évolution législative favorable à l’assistance médicalisée active à mourir ? »

Au moment où le service public hospitalier français vit une crise structurelle dont on ne sait quelle en sera l’issue, que l’accès juste aux traitements et aux soins est entravé par un déficit en recours de proximité, que les professionnels du sanitaire et du médico-social dénoncent les incuries qui entraînent des maltraitances indignes des valeurs attachées à leurs pratiques, que les associations de patients déplorent que les principes difficilement acquis de la démocratie sanitaire soient bafoués par des arbitrages et des renoncements provoquant notamment des déprogrammations de soins indispensables et accentuant les difficultés des plus vulnérables, était-il prioritaire de consacrer une convention citoyenne à la fin de vie et d’engager au Parlement les discussions précédant une évolution législative favorable à l’assistance médicalisée active à mourir ?

Témoigner par un acte d’euthanasie notre respect à la personne qui n’en peut plus de l’existence qu’elle subit, est-ce la réponse humaine que notre société doit lui apporter ; est-ce celle qui est attendue de notre part ? La question mérite d’être posée, car au-delà de l’injection létale déléguée à un médecin, assumer nos devoirs de non-abandon à l’égard de celui qui va mourir est un engagement éthique et politique au fondement même de la responsabilité humaine.

Et c’est à cette valeur inconditionnelle qu’il nous faut être attentifs, d’une tout autre portée qu’une position favorable ou non à l’euthanasie.

Assister une personne atteinte d’une maladie dont on ne guérira pas ou en fin de vie relève d’autres préoccupations et d’autres engagements humains que le souci d’envisager, avec la rigueur et la minutie d’un protocole, les conditions de son euthanasie.

Envisager de légaliser l’euthanasie, de considérer l’acte compassionnel de tuer autrui comme l’ultime expression de nos solidarités à l’égard d’une personne suscite des controverses et apparaît encore pour certains comme une transgression. Est-il tolérable d’estimer adaptable l’interdit de tuer, au motif que la demande d’assistance dans la mort serait légitimée par un choix personnel et encadrée par une procédure médico-légale ?

Il nous faudrait être également plus attentifs à la tentation de recourir à des instances éthiques pour cautionner, au nom de l’éthique, des choix politiques qui justifieraient une intelligence du réel soucieuse de valeurs qui ne se bradent pas.

Je ne suis pas le seul à m’interroger sur l’ouverture à la pratique de l’euthanasie proposée par le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) dans son avis n°139, rendu le 13 septembre 2022, sans même attendre les conclusions de la convention citoyenne ouverte par la Première ministre de 12 décembre (cf. Avis du CCNE : en marche vers l'”aide active à mourir” ?).

Aucune loi, aussi libérale soit-elle, ne saurait nous permettre de surmonter les dilemmes redoutés de notre confrontation à l’expérience intime et ultime d’une fin de vie. Il serait désormais nécessaire de repenser nos responsabilités auprès de celui qui veulent ou vont mourir autrement qu’en termes de loi légitimant l’octroi d’une mort médicalisée.

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