Cybathlon : idée généreuse ou prélude à la servitude ?

Publié le 20 Sep, 2016

Alors que les jeux paralympiques s’achèvent à peine, une autre compétition, le cybathlon, conduira des personnes handicapées à s’affronter, dans des épreuves accomplies en symbiose avec des dispositifs technologiques. Le cybathlon, organisé en Suisse à Zurich, aura lieu le 8 octobre prochain. Idée généreuse pour surmonter les infirmités, ou prélude à l’assujettissement de tous à des « augmentations » ? Olivier Rey analyse pour Gènéthique cette « nouvelle humanité » en gestation.

 

Robert Riener, professeur à l’École polytechnique fédérale de Zurich, est spécialiste, au sein du département de sciences et technologie de la santé, des systèmes sensori-moteurs. Persuadé que la technologie a un grand rôle à jouer dans l’amélioration des conditions de vie des personnes handicapées, mais conscient que pour l’heure, les différents appareillages qui leur sont proposés demeurent insatisfaisants, il a pris l’initiative, afin de stimuler l’innovation en ce domaine, d’organiser à Zurich le premier Cybathlon. À l’occasion de cette rencontre, des personnes affectées de handicaps physiques divers s’affronteront dans des compétitions où il s’agira, pour elles, d’accomplir différentes tâches avec l’assistance de dispositifs techniques. Six épreuves sont prévues. Grâce à des prothèses de jambes, des personnes amputées au-dessus du genou s’efforceront de monter et de descendre des escaliers, de passer de la station assise à la station verticale et de se déplacer dans un environnement complexe. Toujours grâce à une prothèse, des personnes amputées d’une main devront accomplir des tâches qui réclament l’usage des deux mains. Des paraplégiques s’affronteront dans une course cycliste où leurs jambes seront actionnées par stimulation électrique fonctionnelle, des tétraplégiques contrôleront sur un écran, par impulsions émises par leur cerveau, un avatar. Des personnes devront également accomplir en fauteuil un parcours semés d’obstacles, d’autres se déplacer avec un exosquelette.

         

Les limites d’une « idée généreuse »

 

Pour sympathique que semble cette initiative – qui ne se réjouirait d’une aide apportée aux personnes handicapées ? -, elle présente cependant plusieurs aspects gênants.

 

Le premier est le tour compétitif donné à la chose. Glorifier les handicapés qui acceptent tous les appareillages pour augmenter leurs performances, c’est aussi, subliminalement, suggérer que ceux qui ne suivraient pas cette voie, au fond, méritent leur sort.

 

Chaque équipe participant au Cybathlon est composée, en sus du « pilote » (la personne handicapée), de scientifiques et de techniciens : cette rencontre, comme le souligne Riener, est aussi une compétition impliquant laboratoires de recherche et sociétés commerciales. D’ailleurs, deux récompenses seront décernées pour chaque épreuve : une médaille pour le pilote, une coupe pour le laboratoire ou la société ayant élaboré l’appareillage. Au bout du compte, la personne handicapée risque de ne plus apparaître que comme le prétexte au véritable affrontement entre équipes scientifico-techniques, de ne plus représenter qu’un maillon parmi d’autres des machines en compétition.

 

Vers une humanité augmentée

 

On parle de plus en plus, ces dernières années, de human enhancement, d’homme augmenté. Augmenté par la technique, cela va sans dire. On comprend pourquoi : le corps humain est un « gisement de croissance » prometteur, la nouvelle « frontière » à conquérir par le système économique capitaliste. Néanmoins, une grande partie de la population demeure méfiante. Comment désarmer ses préventions ? La stratégie la plus efficace est d’invoquer la médecine. Geneviève Fioraso, alors ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, l’a exposé très clairement : « La santé c’est incontestable. Lorsque vous avez des oppositions à certaines technologies et que vous faites témoigner… – des oppositions qui ne paraissent pas forcément fondées, d’accord, je ne parle pas d’oppositions qui peuvent être fondées sur certains risques – eh bien vous faites témoigner des associations de malades, tout le monde adhère. Parce que c’est concret, on voit les personnes, elles témoignent, on voit l’application immédiate[1] ». Ainsi, les enfants myopathes entraînent l’adhésion aux recherches génétiques, quand bien même celles-ci, pour l’essentiel, serviraient de tout autres objectifs que l’aide aux malades. On peut soupçonner que de façon similaire, délibérée ou non, le Cybathlon sert à accoutumer les populations à l’idée que l’être du futur vivra en symbiose avec la machine.

 

« L’homme qui valait 3 milliards »

 

Du reste, le mot Cybathlon évoque celui de Cyborg. C’est en 1960 que Manfred Clynes et Nathan Clyne ont forgé ce terme, contraction de cybernetic organism. L’exploration spatiale en était à ses débuts et, malheureusement, l’être humain se montrait ridiculement peu adapté aux conditions de vie loin de la terre. D’où l’idée, pour surmonter ces difficultés, de l’amalgamer à des dispositifs techniques le dotant de nouvelles capacités. Dans les années 1970 une série américaine, The Six Million Dollar Man (L’Homme qui valait trois milliards en français) proposa à l’admiration des foules le colonel Steve Austin qui, suite à un grave accident, avait vu ses jambes, son bras droit, et son œil gauche remplacées par des prothèses bioniques (très chères : six millions de dollars). Non seulement Steve Austin ne souffrait d’aucun handicap mais encore, grâce à ces prothèses, il se montrait bien plus performant que n’importe quel homme ordinaire. Bien entendu, de cet imaginaire de l’homme augmenté à la réalité, il y a un gouffre à franchir. Mais justement : on peut se demander si une manifestation comme le Cybathlon ne cherche pas, à sa modeste manière, à le réduire. À réaliser les premières symbioses effectives entre homme et machine. Et ce faisant à préparer, au nom de l’indépendance des personnes handicapées grâce à la technique, la dépendance absolue de tous à l’égard de cette même technique.

 

[1] France Inter, émission « La tête au carré », 27 juin 2012.

Olivier Rey

Olivier Rey

Expert

Olivier Rey est né en 1964 à Nantes. Chargé de recherche au CNRS, d’abord au Centre de mathématiques Laurent Schwartz (1989-2008), puis au Centre de recherche en épistémologie appliquée (2009-2012), aujourd'hui à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques, il a enseigné à l'École polytechnique (1991-2006) et enseigne depuis 2005 à l'Université Panthéon-Sorbonne. Il a publié plusieurs ouvrages dont le premier, intitulé Itinéraire de l'égarement - Du rôle de la science dans l'absurdité contemporaine (Seuil, 2003), étudie la façon dont la science moderne s’est constituée et par quelles voies elle en est venue, avec la technique qu’elle inspire, à capter l’essentiel des forces spirituelles et matérielles des sociétés occidentales. Une folle solitude – le fantasme de l’homme auto-construit (Seuil, 2006), prolonge la réflexion en partant d’un fait concret : le changement d’orientation des enfants dans les poussettes qui s’est opéré au cours des années 1970 – symptôme de la propension des sociétés modernes à tourner le dos aux héritages qui les fondent. Plus récemment Le Testament de Melville (Gallimard, 2011) entend montrer, à travers une étude du chef-d’œuvre posthume de Herman Melville, Billy Budd, marin, la puissance de la littérature pour explorer les questions éthiques et esthétiques. Olivier Rey est également l’auteur d’un roman, Après la chute (PGDR, 2014).

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