Constitutionnalisation de l’avortement : « On ne joue pas avec la norme constitutionnelle » [Interview]

Publié le 18 Oct, 2022

Alors que le Sénat discutera le 19 octobre de la proposition de loi de Mélanie Vogel (groupe écologiste), sur la constitutionnalisation de l’avortement [1], Guillaume Drago, professeur français de droit public à l’Université Panthéon-Assas Paris II et expert Gènéthique explique les enjeux de cette proposition de loi.

Gènéthique : Pour comprendre l’enjeu de cette revendication qui vise à rendre constitutionnels l’avortement et la contraception, pouvez-vous nous rappeler ce qu’est la Constitution, quelle est sa force, et quel est l’impact d’un droit constitutionnel ?

Guillaume Drago : Notre Constitution de 1958 est la règle juridique suprême au sein de notre pays. Adoptée par le peuple par référendum en 1958, elle régit le fonctionnement de l’Etat, des pouvoirs publics et fixe les principes essentiels sur lesquels les Français doivent se retrouver et s’identifier. Elle contient donc les règles essentielles de la vie politique, du fonctionnement de nos institutions (président de la République, Gouvernement, Parlement, …) mais aussi les droits fondamentaux qui permettent une vie en société selon les principes de la démocratie et de l’Etat de droit (les grandes libertés, le droit de propriété, l’indépendance de la justice, …).

La Constitution s’impose à toutes les autorités publiques et aux citoyens et l’emporte sur toute autre règle juridique : la loi, les règlements, les décisions de justice. Parlement, Gouvernement, juges, citoyens doivent la respecter et je dirais même l’honorer comme notre Règle suprême, qui protège nos droits et libertés.

G : En tant que constitutionnaliste, que pensez-vous de l’inscription de l’avortement dans la Constitution ?

GD : Lorsqu’une règle est inscrite dans la Constitution, par un acte du Souverain constituant (le peuple ou le Parlement réunissant l’Assemblée nationale et le Sénat en Congrès), cette règle devient impérative et s’impose à tous, comme on l’a dit. Il est donc essentiel que seules les règles majeures qui fixent les principes soient inscrites dans le texte constitutionnel.

Or, on constate aujourd’hui une tendance, chez certains politiques, à vouloir inscrire dans le « marbre » constitutionnel, des règles qu’ils voudraient bien imposer aux autres… La proposition de loi constitutionnelle, déposée au Sénat et prochainement discutée, sur l’inscription du « droit à l’avortement dans la Constitution » en fait partie. Comment peut-on considérer qu’un « droit à l’avortement » puisse s’imposer comme une règle de principe, alors que le terme même de « droit » à l’avortement est contesté, que ce n’est qu’une possibilité « dérogatoire » au droit à la vie qui est justement inscrit dans la loi de 1975 autorisant l’interruption volontaire de grossesse ? On mesure là le volontarisme forcené de ceux qui pensent que ce « droit » est menacé, transposant en France le débat qui s’est ouvert aux Etats-Unis avec la décision de la Cour suprême de juin 2022 (cf. Etats-Unis : la Cour suprême met fin au “droit à l’avortement”), dans une situation juridique fort différente et selon un droit constitutionnel qui fait intervenir les juges d’une façon sans rapport avec notre fonctionnement juridictionnel. Rien n’est comparable dans ce dossier.

Certes, le constituant est souverain pour modifier la Constitution. Il pourrait donc la modifier en y inscrivant ce « droit à l’avortement ». La possibilité existe mais il faudrait pour cela que certaines conditions fixées par la Constitution soient réunies : un vote du texte de loi constitutionnelle dans les mêmes termes exactement par chacune des deux assemblées – Assemblée nationale et Sénat – et trouver ensuite une majorité au Congrès (des 3/5ème des suffrages exprimés, ce qui est une très forte majorité à obtenir).

Mais, dans le cas de la proposition de loi constitutionnelle n° 872, discutée au Sénat, parce qu’il s’agit d’une « proposition » déposée par un membre du Sénat, la procédure est assez différente et cette différence est essentielle. La loi constitutionnelle doit être adoptée en termes identiques par les deux assemblées mais elle doit ensuite obligatoirement être soumise au peuple, souverain constituant, comme l’impose l’article 89 de la Constitution. Cela change considérablement la donne : le peuple doit adopter ce texte qui sera soumis au référendum.

Chacun imagine les forts débats en perspective ! LE grand tabou de notre société mis sur la place publique ! Pourquoi pas d’ailleurs ? Ce serait bien l’occasion de souligner le drame de l’avortement, la souffrance de celles qui y ont recours, malgré les déclarations flambantes de certaines, la solitude qui conduit les femmes à cette solution souvent non voulue (cf. La prévention de l’avortement : garantir le droit de ne pas avorter), les raisons sociales, économiques, des familles monoparentales qui exposent les femmes à des solutions extrêmes, cette monoparentalité encouragée par le droit du divorce, etc. Beau débat en perspective !

G : Quelles pourraient-être les conséquences juridiques et sociétales d’une telle constitutionnalisation ?

GD : Tout ceci n’est pas responsable. On ne joue pas avec la norme constitutionnelle. Elle doit être un point d’ancrage de notre droit, un élément de stabilité de l’ordre juridique et non l’exutoire des désirs de minorités agissantes.

Du point de vue juridique, il faut y insister, il n’existe, ni dans la législation française, ni au niveau du droit du Conseil de l’Europe (CEDH), de « droit à l’avortement ». La Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) ne reconnaît, en aucune situation, un « droit à l’avortement ». Elle dit au contraire que « le droit au respect de la vie privée ne saurait […] s’interpréter comme consacrant un droit à l’avortement » (Cour EDH, Affaires 16 décembre 2010, A., B. et C. c/ Irlande et 30 octobre 2012, P. c/ Pologne). Et les engagements internationaux qui cherchent à prévenir le recours à l’avortement pour des raisons de santé publique (santé de la mère, de l’enfant, natalité, …) illustrent bien que ce n’est pas un « droit », sinon pourquoi le limiter et en prévenir l’usage ?

Ajoutons que la Cour EDH admet que les États peuvent « légitimement choisir de considérer l’enfant à naître comme une personne et protéger sa vie ». Sur ces droits sociétaux, la Cour EDH renvoie à la « marge nationale d’appréciation » des Etats, c’est-à-dire reconnaît que cette question relève de la compétence des Etats et non du Conseil de l’Europe.

Et du point de vue constitutionnel, l’un des arguments insistant sur la nécessité de l’inscription de ce « droit à l’avortement » dans la Constitution est fondé sur les difficultés d’accès à l’IVG. Il faudrait ainsi « garantir un accès effectif à l’IVG », comme le souligne l’exposé des motifs de la proposition de loi constitutionnelle n° 872. Or, cet accès est non seulement organisé par la loi (le Code de santé publique) mais garanti constitutionnellement par la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui considère que l’accès aux services d’IVG relève d’une garantie de service public et doit permettre le respect du principe d’égalité en organisant de tels services sur l’ensemble du territoire.

C’est ce que dit le Conseil constitutionnel (C. const., n° 2001-446 DC, 27 juin 2001, Loi relative à l’IVG et à la contraception, § 15) : « Ces dispositions [de la loi nouvelle] concourent par ailleurs au respect du principe constitutionnel d’égalité des usagers devant la loi et devant le service public ».

Il n’y a donc aucune restriction à l’accès à l’IVG en France et cette question relève d’une politique de santé publique sous la responsabilité du Gouvernement.

Mais il est évident que la constitutionnalisation d’un « droit à l’avortement » produirait de graves conséquences, à plusieurs titres.

D’abord, ce « droit » dérogatoire au droit à la vie inscrit dans la loi de 1975 sur l’IVG conduirait à nier un certain nombre d’autres droits et libertés, parce que les femmes pourraient le revendiquer dans toutes les situations, y  compris à la veille de la naissance de leur enfant. Ainsi, des libertés seraient niées par l’existence de ce « droit » impératif : la liberté de conscience des personnels de santé, pourtant garantie par la loi de 1975 et par la Constitution et le Conseil constitutionnel (C. const., n° 77-87 DC du 23 novembre 1977), la liberté personnelle de chacun qui serait obligé par ce droit constitutionnel, ou encore la protection de la santé publique. Que penser du droit d’un Etat qui permet de promouvoir une « culture de mort » sur tout autre droit et liberté ?  

G :  Que révèle cette volonté de placer l’accès à l’avortement au sommet de la hiérarchie des normes ?

GD : Sur un plan plus général, il faut porter une appréciation sur l’ensemble de ces législations sociétales et familiales. La loi de 1975 sur l’IVG était déjà la première pierre d’un délitement du respect de la personne, de sa conception à sa mort naturelle, qui a conduit à la perte généralisée d’une conscience morale qui fait oublier ce qui est permis et ce qui est interdit, y compris à l’égard du droit fondamental à la vie. Ces derniers projets en sont une manifestation terrible et révélatrice.

L’avortement est aujourd’hui le tabou fondamental de la société française, source de souffrances profondes pour les femmes, les familles et l’ensemble de la société. L’IVG manifeste une forme de perte de conscience morale profonde pour nos contemporains. On ne mesure même plus la gravité de cet acte qui est parfois compris comme une forme de régulation des naissances. Les autres évolutions sociétales ont suivi, assez logiquement : facilitation du divorce, droit de la famille déstructuré, mariage entre personnes de même sexe, PMA et délitement du lien juridique entre parents et enfants. Tout ceci est profondément destructeur de l’équilibre de la société.

Sur un plan juridique, la Constitution est l’expression juridique de la stabilité de la société. Il faut la respecter et ne pas vouloir y inscrire tout ce qui fait nos libertés et droits fondamentaux. Nos institutions comme notre Droit ont besoin de stabilité juridique et de principes « clairs et incontestables qui tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous », comme le dit la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Ce n’est certainement pas le cas de la proposition de loi n° 872.

 

[1]  Proposition de loi n°872 visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception (cf. La Commission des lois du Sénat rejette l’inscription de l’IVG dans la Constitution)

Photo : iStock

 

Guillaume Drago

Guillaume Drago

Expert

Docteur en droit et agrégé de droit public, Guillaume Drago est professeur de droit public à l'Université Panthéon-Assas Paris II. Il a été également directeur de l'Institut Cujas, fédération de recherche en droit public, doyen de la faculté de droit et de science politique de Rennes ainsi que conseiller technique chargé des relations avec les organisations professionnelles, auprès du Ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche François Fillon. Spécialiste reconnu de contentieux constitutionnel français, il est l'auteur de nombreuses publications.

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