Claire Fourcade : « toutes les étoiles ne sont pas encore éteintes et la nuit n’est pas finie »

23 Juin, 2025

Le Dr Claire Fourcade, médecin de soins palliatifs, a assuré la présidence de la SFAP au cours des 5 dernières années. Lors de son intervention [1] lors du congrès national qui s’est tenu du 18 au 20 juin (cf. Soins palliatifs : « On ne soigne pas avec des discours, ni avec des lois mais avec des gens et de l’argent »), elle a témoigné de 5 années de combat et tenu à adresser un profond remerciement à ses collègues soignants.

Peut-être ces derniers temps, vous êtes-vous parfois sentis comme moi comme la petite chèvre de monsieur Seguin.

« Blanquette se sentit perdue… Un moment, en se rappelant l’histoire de la vieille Renaude, qui s’était battue toute la nuit pour être mangée le matin, elle se dit qu’il vaudrait peut-être mieux se laisser manger tout de suite (ou demander un suicide assisté ?) ; puis, s’étant ravisée, elle tomba en garde, la tête basse et la corne en avant, comme une brave chèvre de M. Séguin qu’elle était… Non pas qu’elle eût l’espoir de tuer le loup, les chèvres ne tuent pas le loup (nous le savons tous bien non ?), – mais seulement pour voir si elle pourrait tenir aussi longtemps que la Renaude … Alors le loup s’avança, et les petites cornes entrèrent en danse. Plus de dix fois elle le força à reculer pour reprendre haleine (démissions, dissolution, élections, nominations). Cela dura toute la nuit. De temps en temps la chèvre de M. Séguin regardait les étoiles danser dans le ciel clair et elle se disait : – Oh ! pourvu que je tienne jusqu’à l’aube… L’une après l’autre, les étoiles s’éteignirent. »

« Nous avons choisi d’être libres et de lutter »

Un texte légalisant en France le suicide assisté et l’exception d’euthanasie avec des critères flous et un délit d’entrave en prime vient d’être voté en première lecture à l’Assemblée nationale. Je suis une fille du sud et de la garrigue mais je ne suis certainement pas la seule Blanquette de ce palais des congrès à avoir l’impression d’avoir lutté toute la nuit pour risquer de se faire manger au matin.

C’est aujourd’hui la dernière fois que je prends la parole devant vous comme présidente de la SFAP et c’est bien sûr particulièrement difficile en ces jours qui sont pour beaucoup d’entre nous des jours de tourmente, d’incertitude, de doute, de tristesse ou de découragement.

Mais nous ne sommes pas restés attachés à notre pieu dans la vallée, nous avons choisi d’être libres et de lutter. Et Sénat, Assemblée, Sénat, commission mixte paritaire, toutes les étoiles ne sont pas encore éteintes et la nuit n’est pas finie.

Depuis cinq années, forte de votre confiance et riche de notre collectif, j’ai essayé, avec d’autres bien sûr, de porter votre voix. Vos voix diverses et variées. Nos voix. Sans relâche, depuis des années, dans toute la France ces voix se sont levées pour dire les enjeux de ce débat et pour faire entendre les soignants comme les patients. Nous n’avons ménagé ni nos forces, ni notre temps, ni notre énergie.

Des soignants de tous les métiers et de toutes les disciplines ont dit les valeurs du soin qui sont les valeurs de demain.

Des équipes de soins palliatifs ont parlé, chanté, photographié, témoigné de ce qui faisait la richesse de leur quotidien.

« Nous allons rester debout, sûrs que les jours les meilleurs sont ceux qui sont devant nous »

Parce que nous sommes les dépositaires d’une expérience unique de la confrontation à la mort, parce que nous avons accepté la mission que nous confie la société de nous tenir aux côtés de ceux qui vont mourir pour les soulager, nous avons choisi d’être présents dans le débat collectif de notre société même quand c’était difficile ou douloureux.

Nous avons dit clairement nos doutes, nos craintes, nos oppositions et nos propositions.

Nous avons décidé de ne pas être des moutons…

Alors, tout cela aurait-il été vain ?

Comme on aime le dire au Japon, un autre pays de légendes : « Si vous avez l’impression de tout perdre, rappelez-vous que les arbres perdent leurs feuilles chaque année mais qu’ils restent debout et attendent des jours meilleurs. »

Alors nous allons rester debout, sûrs que les jours les meilleurs sont ceux qui sont devant nous. Nous allons faire ce que nous avons toujours fait : rester cohérents avec ce qui nous fonde, avec notre philosophie du soin parce que, quoi qu’il arrive, c’est ce qui nous permettra de tenir.

Nous n’avons pas choisi le calendrier législatif mais nous avons de la chance : nous sommes ensemble pour vivre tout cela, pour parler, échanger, nous soutenir et nous accompagner les uns les autres.

Une « prise de conscience collective » sur les soins palliatifs

La SFAP est notre maison commune. Cette maison dont la porte grande ouverte accueille tous ceux qui, par leur métier ou leur engagement bénévole, se confrontent aux questions complexes et parfois difficiles que nous pose la fréquentation quotidienne de la maladie grave, la souffrance et la mort. Cette maison commune qui laisse place à notre diversité, nos différences et parfois nos divergences. Cette maison qui voit changer son environnement et dont certains habitants se demandent s’ils ont envie de rester dans ce nouveau quartier quand d’autres sont curieux de voir ce qui va se bâtir.

Je voudrais vous dire que notre maison est solide parce que ses fondations sont profondes et reposent sur le roc du soin, de la relation à l’autre et du souci de tous, en particulier les plus fragiles de notre société.

Grâce à nous tous, à notre mobilisation et à nos alertes, le texte sur les soins palliatifs a été voté dans une bien rare et significative unanimité. Il va contribuer à l’une des principales missions de la SFAP depuis sa création : développer les soins palliatifs.

Une définition plus claire des soins palliatifs qui nous replace dans un mouvement mondial, une stratégie décennale confirmée, des parcours de soin plus précoces et permettant un accompagnement personnalisé par la généralisation des discussions anticipées et la création des maisons d’accompagnement et de soins palliatifs dont beaucoup d’entre nous exprimaient le besoin. Un texte qui appelle bien sûr une constante vigilance pour ne pas devenir une énième promesse sans lendemain mais qui dit aussi quelque chose de la prise de conscience collective que nous avons suscitée. A nous de le faire vivre et grandir.

« Le refus de provoquer la mort et la promesse de ne pas abandonner »

Quant au second texte intitulé « droit à l’aide à mourir », sera-t-il possible dans les mois qui viennent de le transformer en « qui perd gagne » ? Il nous convoque en tout cas à revenir à l’essentiel : quelles sont nos valeurs ? Qu’avons-nous en commun ? A quoi tenons-nous ? Comment voulons-nous penser demain ?

Les soins palliatifs sont intrinsèquement marqués depuis toujours par une tension éthique fondamentale entre le refus de provoquer la mort et la promesse de ne pas abandonner. Jusqu’à aujourd’hui la loi nous permettait de tenir en équilibre fragile sur une ligne de crête respectant ces 2 principes fondateurs. Ils pourraient demain se trouver en contradiction.

Nos sociétés démocratiques reposent sur le principe que nul n’a le droit de retirer la vie à autrui sauf dans le cadre particulier, précis et très encadré que nous a exposé Nicolas Zeller. C’est un fondement essentiel de notre contrat social. Un accord implicite entre nous : nous renonçons à certaines libertés en échange de la protection de la société.

Pourrons-nous demain rompre avec ce principe et nous résoudre à accompagner nos patients jusque dans le geste de leur donner la mort qu’ils nous demandent ? Pourrons-nous valider, prescrire, préparer, donner ou injecter un produit létal pour ceux dont ce sera le rôle ? Pourrons-nous participer à la collégialité de la réflexion, accompagner nos patients dans leur décision et nos collègues dans ces gestes ? Qui sera là alors pour nous protéger ?

Le principe de non-abandon : « un devoir de soin en même temps qu’une responsabilité morale »

Le principe de non-abandon constitue un engagement éthique tout aussi fondamental pour nous tous, que nous soyons professionnels ou bénévoles. Enraciné dans la compassion et la solidarité, ce principe implique un devoir de fraternité et d’accompagnement des personnes les plus fragiles et les plus vulnérables. Il est un devoir de soin en même temps qu’une responsabilité morale. Les soins palliatifs sont la promesse que le patient ne sera pas laissé seul face à sa souffrance dans les derniers moments de sa vie.

Devrions-nous peut-être rompre, par l’utilisation de notre clause de conscience, notre promesse d’être là jusqu’à la fin quoi qu’il arrive ? Avoir le sentiment d’abandonner nos patients, leurs proches, nos collègues, nos équipes et nos institutions alors même que nous savons combien ils ont besoin de chacun d’entre nous ? Pourrions-nous alors nous résigner à l’absence qui pourrait ressembler à une fuite ?

Auquel de ces principes devrions-nous renoncer ? Les dilemmes éthiques nous sont familiers mais celui-ci ouvre un vertige qui peut sembler insondable. Vertige aggravé par la période indéfinie de navettes parlementaires qui s’ouvre devant nous et pourrait durer plusieurs mois, nous maintenant encore dans l’incertitude. C’est dans cet entre-deux que les Espagnols se sont déchirés en 2021 nous faisant mesurer combien notre unité, qui n’est pas l’uniformité, est fragile et précieuse.

« Nous sommes nés d’une révolte de nos pionniers contre une médecine toujours plus technique »

Depuis plusieurs années nous n’avons pas craint de dire notre différence et de tenir une position minoritaire dans notre société. Coutumiers des situations complexes, voire désespérées, nous avons su, comme la biquette d’Alphonse Daudet, être rusés, résister, inventer et créer en toutes circonstances même les plus difficiles. Nous n’avons pas eu peur parce que nous sommes depuis toujours révoltés et subversifs, anticonformistes, résistants et engagés.

Nous sommes des révoltés subversifs, nous tous ici qui avons choisi les soins palliatifs. Nous sommes nés d’une révolte de nos pionniers contre une médecine toujours plus technique qui oublie parfois les personnes, une révolte contre une médecine du pouvoir et de la puissance. Nous portons l’utopie subversive d’une révolution du soin. Une révolution plus que jamais nécessaire si nous voulons garder du sens au mot « soin » et si nous voulons que des jeunes ou des moins jeunes aient envie de choisir nos métiers qui sont à la fois si beaux et parfois si durs. Nous sommes subversifs nous qui proposons une contre-culture du soin qui valorise la dignité de chaque individu, l’écoute, l’humanité et l’acceptation de la mort, face à un modèle dominant qui valorise la performance, la rentabilité, la guérison et la négation de la finitude. Nous refusons de nous soumettre à une logique qui fait du soin un moyen et non pas une fin. Nous refusons que l’humain s’incline devant le protocole ou la norme.

Nous sommes des anticonformistes. Une de nos internes a dit une fois à une ministre : « Pendant 9 ans on m’a appris à guérir, ici j’apprends à soigner. » Nous avons choisi librement de renoncer à guérir et au pouvoir que cela peut donner pour mettre toute notre énergie à soigner. Nous sommes des anticonformistes créatifs qui inventons tous les jours 1000 façons nouvelles d’accompagner, de soulager et d’aimer. Parce que nous sommes la médecine des petits riens qui soigne les plus fragiles dans un système qui nous observe avec, au mieux, de la curiosité et souvent un peu de condescendance, nous sommes résilients et courageux. Nous sommes des anticonformistes qui pensons que le soin est d’abord une relation. Nous tissons des liens, nous soignons ces liens parce que nous pensons que ce sont des liens qui libèrent.

« Tous les jours, nous résistons à une culture de la toute-puissance et de l’immortalité »

Plus que jamais, nous sommes aussi des résistants. Tous les jours, nous résistons à une culture de la toute-puissance et de l’immortalité, à la tentation du pouvoir qui viendrait aggraver l’asymétrie de la relation de soin. Nous refusons de voir la mort comme un échec. Nous sommes des résistants qui n’avons pas peur de dire que nous ne savons ni ne voulons décider qui doit vivre et qui peut mourir, que nous refusons une société qui trie les souffrances et hiérarchise les vies, que la souffrance appelle le soin et non la mort au risque de finir par se détourner des plus vulnérables. Nous devons résister aussi aujourd’hui à la tentation du découragement ou de la colère, ces forces qui nous volent notre paix. Nous tenons bon face à l’adversité. Nous défions ensemble les normes dominantes en rappelant l’importance fondamentale de la dignité, du respect et de l’accompagnement face à la finitude de la vie. Nous regardons s’éteindre les étoiles mais nous savons qu’ensuite ce sera le matin.

Mais nous ne sommes pas révoltés, anticonformistes ou résistants par opposition. Nous le sommes parce que nous sommes tous des engagés. Engagés à défendre une vision alternative et plus humaine du soin. Engagés à construire des ponts entre le désespoir et la dignité, engagés par la promesse silencieuse du refus de l’indifférence. Et engagés quoi qu’il arrive demain, dans un an ou dans dix, à continuer de dire ce qui nous fonde, qui nous sommes et ce à quoi nous croyons et qui nous réunit ici aujourd’hui. Parce que l’espérance est notre boussole.

« Reconnaître notre commune humanité dans chaque visage même le plus abîmé »

Depuis 5 ans et la période du Covid qui nous semble déjà si loin, j’ai essayé de porter cette parole, votre parole.

A tous ceux qui ne se sont pas reconnus dans mes mots ou ne se sont pas sentis écoutés, qui n’ont pas trouvé leur place, comme à tous ceux qui n’ont pas pu trouver le soutien dont ils auraient eu besoin, je veux demander pardon.

Je veux aussi à tous vous demander pardon de n’être pas parvenue à faire entendre plus clairement et plus fortement la voix du soin que vous faites vivre au quotidien. Je sais que d’autres viendront qui sauront prendre le relais et continuer à dire que prendre soin des personnes dans leur singularité et en leur accordant le temps et l’attention dont elles ont besoin, est l’avenir de notre société. Une société où nous pourrons prendre soin les uns des autres.

Pendant ces 5 années, j’ai été témoin de votre engagement, de votre courage comme de votre humilité.

Vous qui poussez tous les jours les portes de ceux qui souffrent pour vous asseoir au bord de leur lit et entendre leurs peines et leur douleur sans jamais cesser de leur sourire.

Vous qui savez reconnaître notre commune humanité dans chaque visage même le plus abîmé.

Vous qui osez écouter celui qui veut mourir comme celui qui ne veut pas mourir et résister à la tentation de vous enfuir.

Vous qui n’avez pas peur, qui soulagez et apaisez, vous qui êtes courageux, forts et dignes.

Pendant ces 5 années, je vous ai écoutés, rencontrés, admirés et aimés. Vous m’avez enseignée, impressionnée, soutenue, portée.

J’ai été fière de votre confiance et de ce que nous sommes. Ensemble.

Alors aujourd’hui je n’ai qu’un mot à vous dire : MERCI

 

[1] Reproduite en intégralité ici avec l’accord de Claire Fourcade

Photo : Pexels de Pixabay

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