Le 3 mars 2020, le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) publiait son avis n°133 [1] sur les « Enjeux éthiques des modifications ciblées du génome : entre espoir et vigilance ». Cet avis, adopté le 19 septembre 2019, « à l’unanimité des membres présents » est motivé par les « progrès technologiques de l’ingénierie génomique », fruit d’une « double révolution technologique » : « le séquençage à haut débit [2]» et des outils tels que CRISPR-Cas9 qui « permettent de modifier de façon ciblée et précise les séquences du génome ». Une véritable « chirurgie du génome » [3], même si les chercheurs savent bien aujourd’hui que CRISPR peut rater sa cible et provoquer des effets dits off target, absolument non maîtrisés (cf. CRISPR : des mutations « off-targets » nombreuses et inattendues chez l’homme). Pour le CCNE, l’organisation de réflexions sur le sujet est « essentielle ». Et ce, « sans attendre que l’avancée des sciences permette d’éventuellement apporter ″un soin génétique individuel″ ».
Le CCNE rappelle en effet que la modification du génome est une technique qui existe déjà pour, quand elle porte sur des plantes ou des champignons, « générer des variétés plus résistantes à la maladie, voire à des modifications climatiques ». Dans le champ animal, l’objectif est d’« augmenter les potentialités commerciales de certaines espèces, en agissant par exemple sur leur masse musculaire ». En allant parfois très loin : un récent article du Courrier International [4], qui n’est pas mentionné dans l’avis, indiquait que « les similitudes génétiques » entre les neuf millions de vaches laitières américaines « sont telles que la taille de la population est en réalité inférieure à 50 individus ». Un autre objectif, selon l’avis, peut être de « limiter la transmission de certains pathogènes », c’est celui des modifications effectuées sur le génome de moustiques vecteurs du parasite responsable du paludisme. Des modifications qui peuvent être transmises « très rapidement, en quelques générations, à toute la descendance » et qui ne sont pas sans poser problème (cf. Moustiques génétiquement modifiés : entre Dr Jekyll et Mr Hyde ; Premier lâché de moustique génétiquement modifié au Burkina Faso).
Dans tous ces domaines, le CCNE s’inquiète. Que devient la traçabilité des végétaux modifiés ? Quid de l’impact de ces modifications sur « les espèces, les écosystèmes et la santé » ? Pour le CCNE, on ne devrait envisager « la sortie du confinement en laboratoire » de telles démarches qu’après une « évaluation minutieuse des risques potentiels d’altération de la biodiversité et d’émergence de nouveaux vecteurs et pathogènes éventuellement plus dangereux ». Mais n’est-ce pas trop tard ? On peut le craindre.
Quant à l’homme, « plusieurs essais cliniques de modification du génome de cellules somatiques [5] ont été réalisés depuis une quinzaine d’années avec l’objectif de traiter certaines maladies ». Des thérapies déjà remises en cause notamment en raison de leurs coûts exorbitants qui interrogent sur la source providentielle de profit qu’elles représentent pour certains laboratoires [6]. Mais CRISPR « a changé la donne » en permettant d’envisager de nouvelles thérapies, d’essayer de modifier la lignée germinale, ouvrant la porte à la « transmission de caractères génétiquement modifiés à la descendance ». Et, in fine, selon les mots du CCNE, à la « modification du patrimoine génétique de l’humanité ». Une perspective pas si lointaine comme l’ont prouvé les manipulations de He Jiankui, le chercheur chinois qui a fait naître deux fillettes issues d’embryons génétiquement modifiés (cf. La Chine condamne à trois ans de prison le chercheur à l’origine des “jumelles OGM”). Pourtant, « le génome humain n’est pas la propriété d’une quelconque culture, nation ou région du monde ; il est encore moins la propriété de la seule science. Il appartient de manière égale à tous les membres de notre espèce et les décisions que nous devons prendre pour savoir jusqu’où aller dans le bricolage de ce génome doivent rendre des comptes à l’humanité dans son ensemble [7]».
Et même dans le cas où la visée thérapeutique ne conduirait pas à une altération du patrimoine génétique de l’humanité [8], la question éthique reste centrale. Pour le CCNE, la société « devrait entre autres considérer la tension susceptible de se développer entre des intérêts particuliers (avoir un enfant ″sain″) et l’intérêt collectif (l’interdiction de l’eugénisme, y compris à travers les concepts de transhumanisme et d’″Homme augmenté″) ». Un sujet d’une brûlante actualité. A l’heure où le diagnostic prénatal aboutit à l’élimination de 96% des embryons porteurs de trisomie (cf. Le diagnostic prénatal, “arme redoutable de la sélection invisible”), où le diagnostic préimplantatoire pour détecter les aneuploïdies [9] a été introduit dans la loi de bioéthique par la commission spéciale du Sénat, la tension entre « intérêts particuliers » et « intérêt collectif » est déjà palpable (cf. Projet de loi bioéthique : les sénateurs réagissent et posent quelques barrières éthiques). S’il est probable que cette disposition, finalement rejetée en séance, soit définitivement écartée de ce projet de loi, pour le Comité, « il ne faut pas minimiser dans le contexte présent le développement d’un eugénisme s’appuyant non seulement sur le refus du handicap, de la différence, mais aussi sur la perspective individuelle ou sociale, de capacités augmentées séduisantes pour les tenants du transhumanisme, constituant une sorte d’émancipation de la nature humaine ».
Dans son appel à « la vigilance et à la surveillance », le CCNE formule finalement quatre recommandations :
- « développer des approches expérimentales visant à rendre les techniques de modification ciblée du génome plus sûres, voire réversibles, et de les encadrer strictement lors de leur application au monde du vivant » ;
- « considérer les éventuelles conséquences non maîtrisables, voire dramatiques, comme le bouleversement d’écosystèmes et d’ensembles évolutifs », « prendre en compte le bien-être animal », « considérer comme OGM les plantes, champignons et animaux dont le génome a été ainsi transformé et leur appliquer en conséquence la législation en vigueur pour les OGM » ;
- « s’agissant des thérapies géniques somatiques chez l’homme, les questionnements éthiques (…) sont (…) à considérer au même titre que ceux concernant toute thérapie génique » ;
- mettre en place « un moratoire international préalable à toute mise en œuvre », une dernière recommandation faite de concert avec les comités d’éthique allemand et anglais (cf. Trois comités d’éthique, français, allemand et britannique se prononcent sur l’édition du génome humain transmissible à la descendance).
Pour le CCNE, la communauté scientifique doit « faire preuve d’humilité » et la législation jouer un rôle crucial de garde-fou. Le Comité se rassure en affirmant qu’« une approche technologique qui modifierait le génome germinal est aujourd’hui interdite, à l’exception du champ de la recherche fondamentale, car en contravention avec la Convention d’Oviedo [10] et l’article 16-4 du Code civil [11] ». Mais est-ce bien suffisant ? L’autorisation de création d’embryons transgéniques avait été votée en première lecture par l’Assemblée nationale, avant d’être supprimée par le Sénat (cf. Embryons transgéniques : les dangers du projet de loi de bioéthique). Si la loi devait maintenir l’obligation de détruire ces embryons sans qu’ils puissent être implantés, sans qu’ils puissent donner lieu à une naissance vivante, pour Lucie Pacherie, juriste de la Fondation Jérôme Lejeune qui intervient sur Gènéthique, « l’argument de la non implantation d’un embryon modifié génétiquement est illusoire, une digue de papier » (cf. Avec la loi de bioéthique, « on franchit vraiment une ligne rouge »). La juriste estime que cet argument ne vise qu’à « endormir l’opinion publique ». On « prend en fait la même voie » puisque bien sûr, les expérimentations en laboratoire ont « vocation à s’appliquer en clinique ».
« Outre la responsabilité de la communauté scientifique, il convient aussi de souligner que la société devrait prendre part au débat et définir le monde qu’il serait souhaitable de léguer aux générations futures », estime de façon assez inattendue le CCNE. En effet, toutes les consultations citoyennes, particulièrement celle des Etats-Généraux de la bioéthique (cf. Rapport du CCNE sur les Etats Généraux de la bioéthique : quels enjeux pour la prochaine loi ?), n’ont obtenu des institutions qu’un mépris constant et tenace comme le montre de façon criante le projet de loi de bioéthique en cours de discussion. Par ailleurs, il est à craindre que cet avis plutôt sage ne fasse l’objet d’une publication contradictoire dans un avenir plus ou moins proche en fonction des « avancées techniciennes de la science » (cf. Loi de bioéthique, Emmanuel Hirsch interroge : « Est-il encore possible d’encadrer, d’interdire ? »). Un exercice dont le CCNE s’est malheureusement rendu beaucoup trop coutumier.
[1] Voir également le communiqué de presse.
[2] « Le séquençage à haut débit du génome humain, devenu accessible à des coûts de plus en plus bas, a permis d’identifier sur de larges échantillons des variations génétiques individuelle ». « La collecte et la gestion de ces données posent des questions éthiques spécifiques traitées parallèlement par le CCNE », dans son avis 130.
[3]« Une nouvelle avancée a vu le jour, fondée sur la même technologie de reconnaissance de certains motifs CRISPR, mais en remplaçant l’endonucléase Cas9 par Cas13, ce qui a permis de modifier non plus le génome, mais l’ARN (et par voie de conséquence, plus directement, la protéine qui en découle), dans des cellules de mammifères. Cette approche pourrait être essentielle, non seulement en recherche, mais aussi en thérapeutique humaine, par exemple en inactivant l’ARN codant une protéine à effet dominant négatif, sans modifier le génome. » Abudayyh O. et al. (2017). RNA targeting with CRISPR-Ca13. Nature. 550 :280-284
[4] Courrier International, Les neuf millions de vaches laitières américaines sont toutes cousines (27/08/2019)
[5] C’est-à-dire la totalité des cellules à l’exception des cellules germinales à l’origine des gamètes
[6] En 1990, dans son avis 22 sur les thérapies géniques, le CCNE « s’opposait déjà à toute modification des caractères génétiques généraux physiques (la taille par exemple) ou psychiques (comportement) dans le domaine des maladies héréditaires, et écrivait que ″les recherches de thérapie génique ne doivent être envisagées que pour des maladies résultant d’une anomalie concernant un seul gène (maladies monogéniques), et entraînant une pathologie particulièrement grave″ ».
[7] Jasanoff, S., J. B. Hurlbut & K. Saha (2015). CRISPR Democracy: Gene Editing and the Need for Inclusive Deliberation. Issues in Science and Technology. 32, no. 1.
[8] « Des travaux expérimentaux en cours dans le monde (…) soulèvent l’hypothèse qu’un jour il serait techniquement possible de soigner un embryon porteur d’une maladie héréditaire avérée d’une particulière gravité et sans traitement ».
[9] Autrement dit un nombre inhabituel de chromosomes, dont les trisomies
[10] Article 13 : « Une intervention ayant pour objet de modifier le génome humain ne peut être entreprise que pour des raisons préventives, diagnostiques ou thérapeutiques et seulement si elle n’a pas pour but d’introduire une modification dans le génome de la descendance »
[11] « Sans préjudice des recherches tendant à la prévention et au traitement des maladies génétiques, aucune transformation ne peut être apportée aux caractères génétiques dans le but de modifier la descendance de la personne ».