La semaine dernière, le journaliste Hugo Clément de Konbini interrogeait Anne Ratier à l’occasion de la publication de son livre « J’ai offert la mort à mon fils », publié trente ans après les faits. Pascal Jacob, philosophe et expert Généthique, explique les risques inhérents à la banalisation et à la médiatisation de faits si graves.
Cette vidéo est effrayante. Elle montre une femme qui s’est persuadée que la mort pour son fils valait mieux que sa vie, car, dit-elle, « la vie doit avoir une dignité ». On est forcément mal à l’aise devant ce témoignage, dont la rhétorique repose, sans doute de façon non volontaire, sur une sorte de culpabilisation : « J’ai tué mon fils, mais auriez-vous eu le courage de vous en occuper ? ». Devant ce témoignage glaçant, on est comme forcé de reconnaître que cet enfant était une charge trop grande pour une femme seule. Mais ce type de témoignage n’est pas anodin. Il s’agit de nous habituer à penser que donner la mort peut être une sorte de nécessité, voire de bienfait. Puisque cette femme ne trouve autour d’elle aucun secours, et que nous sommes, nous-même, individuellement, incapables de lui venir en aide, comment ne pas consentir à cette nécessité que nous sommes invités à vêtir du voile de la bienveillance ? Offrir la mort devient une manifestation de la bonté.
Ce faisant, on ne parvient plus à distinguer ce qui est « compréhensible » et ce qui est juste. On peut comprendre que, sous l’effet de la peur, de la tristesse, ou d’une autre passion négative, chacun puisse être amené à un acte semblable. Cela n’est pourtant pas une raison pour s’y habituer et finir par trouver cela juste.
Dans sa Lettre à Bernanos, Simone Weil[1] nous en avertit. Elle a alors sous les yeux les crimes des Républicains espagnols dont elle partage pourtant les engagements politiques, en 1938. « J’ai eu le sentiment, pour moi, que lorsque les autorités temporelles et spirituelles ont mis une catégorie d’êtres humains en dehors de ceux dont la vie à un prix, il n’est rien de plus naturel à l’homme que de tuer. Quand on sait qu’il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni blâme, on tue ; ou du moins, on entoure de sourires encourageants ceux qui tuent. Si par hasard on éprouve d’abord un peu de dégoût, on le tait et bientôt on l’étouffe de peur de paraître manquer de virilité. Il y a là un entraînement, une ivresse à laquelle il est impossible de résister sans une force d’âme qu’il me faut bien croire exceptionnelle, puisque je ne l’ai rencontré nulle part. J’ai rencontré en revanche des Français paisibles, que jusque-là je ne méprisais pas, qui n’auraient pas eu l’idée d’aller eux-mêmes tuer, mais qui baignaient dans cette atmosphère imprégnée de sang avec un visible plaisir. Pour ceux-là je ne pourrai jamais avoir à l”avenir aucune estime.
Une telle atmosphère efface aussitôt le but même de la lutte. Car on ne peut formuler le but qu’en le ramenant au bien public, au bien des hommes – et les hommes sont de nulle valeur ».
Que l’homme devienne « de nulle valeur », voilà bien le danger qui nous menace.